Marie Darrieussecq a reçu pour ce roman le prix Médicis, ainsi que le prix des prix littéraires en 2013, la même année que la parution du livre.
Le titre a aussi de quoi interpeller. Il s’agit d’un extrait d’un livre de Marguerite Duras, La vie matérielle, paru en 1987 : « Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les aimer. Sans cela, ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter. »
L’un de mes impressions lorsque j’ai commencé la lecture de ce roman ? Un certain énervement, une certaine irritation à la plume de la narratrice, peut-être parce que je m’y reconnais trop ?… Reflet désagréable. En même temps, j’ai une compréhension immédiate, sensible, de ce qu’elle raconte et de ce qu’elle dit ressentir. Au moment où je lis le livre, moi aussi j’attends des nouvelles de quelqu’un, un message, un appel, qui ne vient pas, ou qui vient « trop tard », parce que je ne l’attends plus… « C’est tellement improbable que j’aie de ses nouvelles, sinon il aurait écrit avant, non ? », que je me disais, et pourtant, contre toute attente, je finissais par recevoir le message que je n’espérais plus. Des fois, c’est le phénomène inverse qui se produit : on est sûr d’avoir des nouvelles, et rien ; du jour au lendemain, tout s’écroule, on passe de l’illusion du plein au vide lucide. La chute peut être douloureuse, surtout quand on ne s’y attend pas, quand on n’a pas le temps de se préparer. L’idéal serait : être sans attente.
Il faut beaucoup aimer les hommes, c’est le roman de l’attente qui n’en finit plus, de l’attente comme maladie, qui tue à petit feu, comme cette femme dans La Voix humaine de Jean Cocteau, qui se tue à petit feu en s’enroulant le fil du téléphone (à l’époque où il y avait des téléphones avec fil, la pièce de théâtre du dramaturge français datant des années 1930) autour du cou au fur et à mesure que la conversation d’adieu qu’elle a avec l’homme qu’elle aime encore progresse vers sa fin… Parler, parler, parler, pour ne pas que le contact coupe, pour ne pas mourir.
« Son téléphone indique toujours zéro message », lisons-nous dans le livre de Marie Darrieussecq, et les occurrences ne manquent pas : « les téléphones sonnent aux quatre coins cardinaux. Sauf le sien », « les téléphones vibrent à tomber des tables. Elle éteint le sien et le rallume. Il fonctionne », etc.
Sans rentrer dans des considérations de « genres », Il faut beaucoup aimer les hommes est un roman très « féminin », pour les femmes. Dès la première nuit, et durant toutes celles qui vont suivre, Solange se laisse avalée, aspirée, elle se laisse prendre toute entière, elle fond littéralement sous le « désir […] fait d’adrénaline » ; elle se dissout sous l’ombre de cet homme dont elle s’éprend, Kouhouesso. La supplique cannibale tacite est constamment là : « “Mange-moi” […]. Mange-moi. Qu’on en finisse. Qu’il la mange à jamais. ». L’absorption pour toujours, la fusion pour toujours : le rêve de toutes les grandes amoureuses désespérées de la distance inexorable qu’elles sentent entre elles et l’homme aimé.
Pour Solange, « il s’est vraiment passé quelque chose, […] une connexion ». Le centre du monde, son centre désormais, c’est lui, lui qui s’avère être de la même texture que le temps, qui disparaît sitôt apparu, fuyant et impossible à capturer. L’objet de l’attente devient un fantôme, un silence, un vide, que rien ne comble.
« Elle essayait de se souvenir d’avant comme on se souvient de la santé quand on est malade ; d’un état qui va de soi. […] Avant la rencontre, elle se passait de lui. Elle ne percevait même pas son champ magnétique : elle l’ignorait superbement. Et désormais, au moment où sa voiture tournait derrière l’hôtel Bel Air, elle restait à la baie vitrée comme si un bocal était tombé autour d’elle. Elle voletait en étouffant. Le moment à la baie vitrée était le début du vide, si le vide est la forme de cet élan éperdu, à tant vouloir le suivre et se cogner au verre. De l’autre côté : la vie. Au bout de deux jours, elle touchait un fond absolument transparent, sous une lumière blanche et clinique. Elle appelait, il ne décrochait pas. Elle connaissait l’humiliation des textos sans écho. Il répondait, oui – il finissait toujours par répondre, mais tellement longtemps après ce que ce n’était pas une réponse : c’était un événement, une surprise, le fracassant retour du héros. »
Dix jours de silence, jusqu’à deux mois et demi une fois sans nouvelles… La narratrice s’interroge : « Au bout de combien de temps se rompt un lien ? se dénoue une histoire ? L’amour, lui, empirait. L’amour idiot, celui qui empêche de vivre. Le désir qui est une des formes de l’enfer. ».
Le livre tisse tout un jeu d’absences : son absence à lui bien sûr, qu’il soit ou non auprès de Solange ; son absence à elle aussi – ou sa présence, tellement ténue qu’elle est proche de l’inexistence – dans cette relation de « couple », tout comme dans le film que lui est amené à réaliser au cours du roman et dans lequel elle est censée figurer comme actrice, une adaptation de Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad : « elle était ce fil qu’il avait défait, […] un spectre qui ne laisse pas le creux de son absence : elle était non nécessaire ».
Que ressent-on quand on se retrouve dans une relation d’absence – ou de manque – de réciprocité et de dépendance affective, émotionnelle ? C’est ce que Marie Darrieussecq décrit avec brio dans son roman Il faut beaucoup aimer les hommes. À lire (avec ou sans modération).
Candy Hoffmann (France)