Le polyamour, un type de sexualité moderne ?

Fingers art. Concept boys kisses of girl on cheek.

Qu’est ce que le polyamour ? Et si une nouvelle forme d’amour était possible ? Le polyamour est une nouvelle manière d’aborder les relations dans une période de révolution des genres et du sexe.

 

« Le polyamour, c’est oublier le couple et inventer ses propres valeurs d’amour », écrit Françoise Simpère dans un article publié dans le journal Le Monde, en 2018. Également auteure de plusieurs ouvrages sur les relations plurielles comme Aimer plusieurs hommes (2002) et Guide des amours plurielles (2009), elle déclare « [qu’] inventer ses propres valeurs d’amour renvoie à un besoin de modernité, de renouveau, au plus profond de nos relations sociales les plus intimes ». Françoise Simpère invite ainsi à réinventer l’amour, à réfléchir sur de nouvelles façons d’aimer. Cependant, le problème est que nous ne savons pas réellement ce qu’est l’amour. Il s’agit de quelque chose d’immatériel, qui tend à s’incarner dans le matériel, le réel : c’est une fiction qu’on essaye de nous décrire par des romans, par la poésie, des films, des tableaux. Mais au fond, personne ne sait de quoi il s’agit réellement. Alors, pourquoi réinventer quelque chose qui n’existe déjà pas vraiment ? Les défis du couple moderne rejoignent ceux de la lutte pour l’émancipation des femmes face au patriarcat, de la liberté de l’individu, de la dépendance de l’autre. Le couple dans une société est l’image de cette société, chaque individu représente un maillon d’un tout qui décrit le paradigme du moment. Et si le couple n’était plus le paradigme du XXIe siècle ? En quoi les enjeux de notre société moderne tels que la libération de la femme, les luttes de genres, sexuelles (libération des mœurs et du corps) ainsi que l’évolution des mentalités, allant de l’individualisme au libertinage, ont-ils modifié notre conception des relations amoureuses ?

Dessin de Mathilde pour la page « Déculottées »

Nos relatons et nos types de relations, sont conditionnés socialement. Rien n’est laissé au hasard. C’est par exemple pour cela que, à la suite de ce même article de Françoise Simpère, le témoignage d’une femme polyamoureuse sur les réseaux sociaux a suscité de nombreuses insultes.

La femme, dans la société, dans le couple, a une place à laquelle elle doit se tenir. Ainsi, le couple et l’émancipation de la femme ont des histoires corrélées qui amènent, aujourd’hui, à réfléchir aux amours plurielles. Françoise Simpère qualifie le polyamour de « forme de relation individuelle où on oublie le couple pour se baser sur des relations humaines, on exclut toute dépendance de l’autre pour créer une relation plus saine ». Elle conclut en disant : « le polyamour c’est inventer ses propres valeurs de l’amour ».

Revenons aux insultes qui faisaient suite au témoignage d’une femme polyamoureuse sur les réseaux sociaux. Il faut tout d’abord comprendre que le couple, en économie, se définit comme un ménage. La « norme » sociale désigne en effet le couple comme une union monogame. Or, le polyamour remet en cause un habitus[1], un paradigme fondamental de notre société. Tout est fait pour qu’on pense le couple comme un couple monogame, dans les films, les livres, les magazines, les publicités, jusqu’à la Saint-Valentin. La société n’a aucun intérêt à généraliser le polyamour, puisque le couple monogame incarne un modèle de réussite sociale fondé sur l’union (si possible) hétérosexuelle, de deux personnes. En réalité, l’injonction du couple monogame est tellement hétéronormée que je ne sais pas si le « si possible » est tellement nécessaire. Le couple homosexuel, même monogame, met déjà bien à mal toutes ces normes autour du mariage, puisque celles-ci s’appuient principalement sur une finalité reproductive.

Dessin issu du magazine « Elle Québec »

Le couple, au cours de l’Histoire, a souvent été envisagé sous le prisme du mariage, rejetant et excluant d’autres formes de couples possibles qui ont pourtant toujours existé : concubinage, relations libertines, relations extraconjugales. Jean-Claude Bologne, dans son œuvre Histoire de couple, retrace, pour la première fois, l’histoire du couple de l’Antiquité à nos jours. Il divise son livre en quatre parties : l’origine du couple, le couple légal, le couple sacré et le couple amoureux.

Comme le rappelle Pascal Quignard, lauréat du Prix Goncourt pour son ouvrage Le Sexe et l’effroi (1996), Grecs et Romains ne faisaient pas la différence entre relations hétérosexuelles et homosexuelles durant l’Antiquité. » En effet, pendant leur éducation, les jeunes hommes entretenaient des relations homosexuelles avec leurs maîtres, même si ces relations n’étaient pas exemptes de normes : il y avait en effet une dichotomie pénétrante/pénétrée et active/passive dans le cadre de ces relations, le pénétrant étant le maître et le pénétré l’élève, et ce, jusqu’à la puberté (Paul Veyne, Sexe et pouvoir à Rome, 2016 « L’homosexualité à Rome », p. 195-204). Ces relations faisaient partie de l’apprentissage, basé sur la théorie des Idées de Platon. Dans Le Banquet, ce dernier tente de nous donner une définition de l’amour à travers des dialogues socratiques : pour lui, on ne connaît l’ « Idée de l’amour », qu’en aimant plusieurs personnes au cours de sa vie. Cela nous amène à aimer quelque chose de plus grand, à aimer l’« Idée de l’amour » elle-même, grâce à ce qu’il appelle la « Contemplation des Idées », qui est la quête de toute vie humaine sur Terre. De ce fait, durant l’Antiquité, chaque homme, en plus des relations avec ses élèves, « possédait » trois femmes : l’épouse, pour élever les enfants, l’hétaïre, pour les loisirs, comme l’accompagner au théâtre, et enfin la concubine, pour le plaisir de la chair. Il est impensable, durant l’Antiquité grecque, qu’une femme puisse tenir les trois rôles à la fois. Pour ce qui est du devoir conjugal, Platon, encore une fois dans Le Banquet, raconte le « mythe de l’Androgyne » à travers le personnage de Démocrite : les êtres issus des premiers humains mâles « devenus hommes aiment les garçons ; s’ils se marient, s’ils ont des enfants, ce n’est guère que pour la règle ». Pour les Grecs, le mariage ne présente, en effet, que des inconvénients, mais chacun doit accomplir son devoir de citoyen, donner des enfants à la Cité. Le mariage ne correspond pas toujours à un projet d’épanouissement personnel.

Le passage à la monogamie chrétienne en occident bouleverse l’idée du couple vers l’an 1000. La femme assure le plaisir sexuel, la tenue du ménage et l’éducation des enfants. C’est la représentation du couple chrétien. En effet, au XIe siècle, l’Église opère une séparation entre laïques et chrétiens en rendant le couple sacré. Les premiers, se doivent de rester célibataires tandis que les seconds, assurent la reproduction biologique de l’espèce sous le regard de Dieu. L’union devient hétérosexuelle, unique, et ne doit jamais être rompue. La femme, déjà soumise durant l’Antiquité, puisqu’elle ne possédait pas le statut de citoyen, devient soumise à l’homme non seulement sur la question de l’argent, mais aussi du plaisir. Le prieur de Saint-Éloi rappelle la chose suivante : « l’homme est formé à l’image de Dieu, la femme est fabriquée à l’image de l’homme, c’est pourquoi elle lui est soumise ». Cependant, à la fin du Moyen-Âge, tous les couples ne sont pas mariés ; d’autres types de relations dites « illégales » subsistent et sont condamnées par l’Église. Enfin, l’adultère n’est pas le même pour la femme et le mari. Dans le cas de l’homme, celui-ci est légal, il a le droit de vivre en concubinage ou d’avoir des maîtresses. Pour la femme, l’infidélité est punie par la peine de mort.

Au XIIe siècle, on observe une première « révolution de l’amour » avec l’amour courtois et les chants des troubadours. Ces derniers chantent des ballades, où de jeunes gens tombent amoureux et où les galants doivent courtiser leur dame. La femme peut ainsi devenir une amie pour l’homme et n’est plus autant dévalorisée. Le couple appréhendé sous le prisme sous de l’amour devient une possible réussite sociale, avec à la clef, le projet de fonder une famille et de vivre heureux à deux. Cependant, cette idée est révolue à la fin des Lumières, siècle de raison et de sagesse. Montaigne explicite la chose suivante dans ses Essais III :

« Un bon mariage, s’il en existe, refuse la compagnie et les conditions de l’amour pour celles de l’amitié. C’est une douce société de vie, pleine de confiance et d’un nombre infini d’utiles et solides devoirs et obligations mutuelles. Aucune femme qui en savoure le goût ne voudrait tenir lieu de maîtresse et d’amie à son mari : si elle est logée en son affection comme femme, elle y est bien plus honorablement et sûrement logée. (…) Peu de gens ont épousé des amies qui ne s’en soient pas repenties ». Il vaut ainsi mieux faire un « bon mariage de raison » que de vivre dans la folie de la passion et de l’amour.

Durant l’époque classique, le mariage est synonyme de soumission pour les femmes dans un contexte où les unions aristocratiques répondent à des enjeux d’intérêts menés par les hommes. Finalement, le statut le plus favorable est celui de veuve. Madame de Sévigné en est un célèbre exemple : veuve, elle refuse de se remarier, préférant jouir des libertés et de l’argent de son défunt époux. Le mariage est une contrainte sociale très lourde pour les femmes.

À la fin du XIXe, des voix commencent à s’élever pour remettre en question les représentations du couple promues par l’Église. Deux discours s’opposent dans la société : d’un côté celui de Rousseau, qui promeut la chasteté féminine dans Émile ou de l’Éducation, de l’autre côté, celui de l’épanouissement sexuel dans le mariage, porté par Debay, face à l’échec du bonheur conjugal. Les époux se voient être amants et le plaisir de la femme est enfin pris en compte. En effet, Debay, dans son œuvre Hygiène et physiologie du mariage, dit la chose suivante : « Les maris doivent satisfaire leurs femmes, car celles-ci ont une faculté de jouissance égale ou supérieure. (…) L’adultère provient de ce dont les maris ne satisfont pas leurs femmes. Or, celles-ci ont droit à l’orgasme ». Cela, cependant, reste très utopique dans un contexte où le mariage reste assez strict et où le plaisir sexuel revient aux prostituées et aux amantes plutôt qu’à l’épouse. C’est au XXe siècle, que le mariage dans le couple commence à être remis en question : les jeunes gens voient en effet de moins en moins de raisons de se marier, notamment grâce à la démocratisation du concubinage, qui rend possible l’intimité des couples. La diffusion des moyens de contraception fait de la procréation, un choix et non plus une obligation. Le défi des couples du XXe siècle est donc de s’adapter à leur temps par de nouvelles façons de vivre. Le défi reste le même au XXIe siècle.

L’évolution du couple et la libération sexuelle sont donc corrélées avec l’émancipation de la femme et le changement de son statut. Les évolutions du couple et du statut de la femme interrogent également la fidélité. Cette valeur a longtemps été exclusivement appliquée à la femme. À quel point la sexualité de la femme a-t-elle donc été un tabou ? À l’époque moderne, le statut social et juridique de la femme est précaire. Elle subissait souvent les violences de son mari, considérées comme légales par la société. De plus, l’homme avait le droit d’avoir des maîtresses ou de vivre en concubinage. Dans le cas de Sade, on voit les travers de l’extrême libertinage : un noble s’en prenant physiquement à des femmes de classes sociales inférieures pour son plaisir. Ainsi, dans les classes privilégiées comme dans les classes défavorisées, la femme n’est pas libre de son corps. Olivier Blanc, historien, souligne que la littérature de l’époque caricature la sexualité. Il étudie le cas des relations hors mariage, et montre notamment que pour une femme, lors d’un procès, être jugée libertine était une condition aggravante sous la Révolution. Il prend l’exemple du procès de Madame Du Barry, révolutionnaire libertine. Ainsi, le libertin est associé à la liberté, à un séducteur Don Juan ; la femme libertine est synonyme d’abomination. Cette question du libertinage va de pair avec celle de la jalousie et de la possessivité. En effet, la femme, vue comme une possession, ne peut être possédée par un autre homme sans que cela ne salisse à la fois son honneur et celui de son mari. La femme qui, sous la tutelle de son époux, ne possède rien, ne peut que souffrir en silence des infidélités de son mari. Cependant, l’exclusivité amoureuse est culturelle et relève du choix : on ne peut donc pas dire que la jalousie soit un sentiment naturel. La fidélité est une norme sociale et psychologique. Elle est le socle des couples. Du côté de la loi, il est impossible de se marier à un homme ou une femme déjà mariée. Or, l’infidélité toucherait 49 % des hommes et 33 % des femmes. L’exclusivité serait-elle donc une hypocrisie ? Peut-être pas jusque-là, mais, pour certains couples, le polyamour peut être la solution pour pallier ce problème. La fidélité n’est pas une valeur à éradiquer, mais plutôt à faire évoluer pour la faire sortir de son carcan chrétien.

Dessin de Mathilde pour la page « Déculottées »

Ainsi, on voit bien que la notion de polyamour est une modernité pour notre époque, non pas du point de vue de sa création (qui est plus ancienne), mais en ce qui concerne son côté, désormais, assumé et officiel. Le couple, aujourd’hui, est noyé sous les possibilités de relations existantes et ne se maintient que par l’habitus. Et si cet habitus changeait radicalement ? Aujourd’hui, dans le droit civil, il existe deux formes de couples : le mariage et le PACS. Cependant, depuis que la femme a acquis son indépendance financière et depuis la loi Neuwirth en 1967 qui autorise la contraception, la notion rigide du couple tend à s’assouplir. Comme on a pu le voir, la vision du couple n’a cessé de se transformer au cours de l’Histoire : les couples en concubinage ont par exemple droit aux allocations familiales après la Seconde Guerre mondiale et, il y a moins de 50 ans, le mariage pour tous était inimaginable. Aujourd’hui, on ne sait plus trop ce que veut dire le mot couple et ce qu’il représente. En effet, du latin copula, il voulait dire à l’origine « lien, liaison », à partir de cette étymologie, nous pouvons voir que la vision d‘un couple hétérosexuel et marié est purement culturelle. De nos jours, après les mouvements de libération sexuelle des années 70 et l’émergence du mariage civil, la sexualité hors mariage s’applique à de nombreuses formes de liaisons : des couples hétérosexuels et homosexuels, des couples avec et sans enfants, des couples mariés, pacsés, en union libre, des couples qui n’habitent pas ensemble, parfois pas dans le même pays, des couples échangistes, des couples libres à deux ou plus encore, tels que le polyamour.

Le couple ne repose donc plus sur la nécessité ou la loi, mais bien sur le lien affectif, soit l’amour. La seule chose qui retient les partenaires entre eux est le plaisir, la passion, l’amour, l’amitié ; peu importe la forme, il s’agit d’un investissement affectif. Cet investissement affectif s’établit en deux temps : dans un premier temps, le temps de la passion, il y a la période narcissique du couple, où on aime l’autre, car on voit notre reflet de l’amour dedans. Dans un second temps, les partenaires passent un contrat, de n’importe quel type, qui définit leur relation : cela ne dépend que d’eux.

 

Pour conclure, nous pouvons dire que la modernité de l’amour et du couple est justement de ne reposer que sur l’amour lui-même. Ce n’est plus la société qui contrôle les relations entre les individus, mais les individus qui traitent entre eux de nouveaux contrats et paradigmes. L’amour n’est pas une notion moderne, mais il se modernise au fil de l’Histoire pour correspondre de plus en plus, non plus à un concept, mais à l’idée du sentiment lui-même.

[1] Habitus : Manière d’être d’un individu, liée à un groupe social et se manifestant dans son apparence physique (vêtements, maintien…). Source : Dictionnaire Le Robert. En ligne : https://dictionnaire.lerobert.com/definition/habitus, consulté le 14/09/2021.

 

Bibliographie :
  • SIMPERE, Françoise (5 octobre 2018). Le polyamour ; Le Monde.
  • BROUE, Isabelle (mars 2016) film Lutine.
  • BOLOGNE, Jean-Claude (2016) Histoire de couple. Ed.Perrin.
  • BEAUVALET, Scarlett (2010). Histoire de la sexualité à l’époque moderne. Ed. Armand Colin.
  • PLATON (env.380 av. J.-C.). Le Banquet
  • RIBEMONT, Bernard (2007). Sexe et Amour au Moyen Âge. Ed.Ribémont.
  • DEBAY, A (1879). Hygiène et physiologie du mariage. Paris, E.Dentu

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