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La peinture comme vecteur de la conscience diasporique

C’est en ayant un esprit ouvert et un masque au visage que j’ai mis les pieds dans les salles spacieuses de la Fondation Phi la semaine dernière. J’ai pu admirer en y entrant un panorama impressionnant d’œuvres réalisées par des artistes issu.e.s de diasporas dans le cadre de l’exposition RELATIONS : la diaspora et la peinture. Chacune des réalisations artistiques parsemant les murs et les planchers, aussi unique l’une que l’autre, respirait les difficultés, les craintes et les joies d’une identité multiple et difficile à saisir. Quel ne fut pas mon plaisir de pouvoir discuter des enjeux soulevés par cette magnifique exposition présentée gratuitement jusqu’au 29 novembre avec sa commissaire, Cheryl Sim.

 

Qu’est-ce que l’exposition RELATIONS : la diaspora et la peinture et pourquoi avez-vous choisi de la présenter?

RELATIONS : la diaspora et la peinture est une exposition de groupe. La raison pour laquelle je voulais parler de la diaspora est parce que, pour moi, c’est une question personnelle ; un champ de recherche aussi, en tant que commissaire. C’est le fruit d’une exploration des pratiques des artistes de plusieurs générations, sur comment ils explorent les expériences et la conscience de la diaspora à partir de leur travail et comment cela se manifeste dans une discipline comme la peinture. Mes origines en sont aussi pour quelque chose : je suis de la diaspora. J’ai une mère philippine et un père chinois qui sont des immigrants au Canada et moi, je suis née au Canada. J’ai toujours trouvé curieux que les gens me demandent constamment d’où je viens. Quand je leur dis que je suis canadienne, il y a beaucoup de confusion et ça, ça m’a beaucoup formée dans ma manière de voir le monde et de comprendre comment le monde me voit. C’est une expérience qui est partagée avec beaucoup de gens de couleur qui sont issus de la diaspora.

 

Vous parlez d’une conscience de diaspora. Qu’est-ce que cela signifie pour vous?

C’est de trouver une certaine connexion avec d’autres gens à partir de l’expérience diasporique. Quand je me demande qui est ma « communauté », c’est complexe parce que je ne suis pas très reconnue par les chinois au Canada  je veux dire ceux qui sont venus au Canada comme adultes et qui s’identifient donc plus avec la Chine comme terre natale. Et c’est la même chose avec la communauté philippine. Je ne parle pas tagalog, je ne parle pas chinois, je suis vue comme une occidentale ou une canadienne de manière culturelle. Les personnes avec lesquelles je peux donc réellement trouver une connexion sont celles issues de diasporas puisque j’ai moins d’explications à leur fournir.

 

Dans une vidéoconférence présentant l’exposition, vous disiez qu’il ne faut pas que la diaspora soit vue comme sans racines. Comment est-ce qu’une personne issue d’une diaspora vit cette réalité où il est si difficile de trouver des racines et un sentiment d’appartenance?

Ça, c’est la quête. C’est la grande question. C’est le terrain d’exploration qui fait en sorte qu’il y a une conscience qui se développe à partir de la diaspora. C’est un processus vraiment individuel, mais ce qui nous unit – ce qui unit une conscience diasporique  c’est le fait que tout est très instable et constamment en évolution. Et il y a aussi de la beauté dans cette instabilité, car la question d’enracinement n’est jamais fixe. On ne peut pas vraiment essentialiser ce qu’est cette expérience parce qu’elle est toujours en mouvement et c’est mieux ainsi. Il y a une certaine liberté là-dedans, même si le fait de ne pas être né dans le pays de ton patrimoine et de ton héritage peut parfois mener à l’interprétation que tu n’es de nulle part. Pour les gens que je connais qui partagent mon expérience, c’est surtout à l’enfance et au début de l’adolescence qu’on a un peu eu cette crise. Tu peux te sentir isolé et avec un sentiment d’échec, comme si tu avais échoué à faire honneur à tes origines.

Vue d’exposition, RELATIONS: la diaspora et la peinture, 2020, Fondation PHI. De gauche à droite: Marigold Santos, shroud (in threadbare light) 2, 2020; shroud (in threadbare light) 1, 2020. Avec l’aimable permission de l’artiste © Fondation PHI pour l’art contemporain, photo: Richard-Max Tremblay.

 

En rétrospective, comment est-ce que faire partie d’une diaspora a influencé votre vie? Que croyez-vous qu’une conscience diasporique apporte aux gens d’une diaspora?

J’ai accepté de mon côté que je ne suis ni chinoise, ni philippine, ni canadienne. Je suis toutes ces choses en même temps et je pense que c’est là que l’on trouve la beauté et la richesse de faire partie d’une conscience ou d’une condition diasporique. Ultimement, quand tu ne changerais pas cette réalité pour rien au monde, c’est le moment où tu t’affirmes. La capacité de vivre plusieurs cultures en même temps, de connaître ce qu’est de négocier le terrain avec plusieurs cultures qui te donnent un sens d’identité et d’appartenance, c’est quelque chose qui est incroyablement précieux, un privilège même. En fait, parfois on se dit que pour ceux qui n’ont pas cette expérience, c’est un peu dommage. Comme l’a dit Edward Saïd, un grand écrivain et académique sur les questions de l’exil, celui-ci est une façon par laquelle les gens quittent leur pays parce qu’ils doivent le faire et s’éloigner d’une certaine situation. Ils développent ainsi une pluralité de visions. C’est comme quelqu’un capable de parler plusieurs langues. Ça enrichit sa façon de voir le monde et ça lui permet de développer une capacité de compassion élevée. Donc, c’est cool d’être diasporique! (Rires)

 

Vous avez dit « négocier entre deux cultures. » Pourquoi ce choix de mots? Est-ce qu’en tant que personne issue de la diaspora, vous vous sentez toujours comme un demandeur en position d’infériorité, en quelque sorte?

Je ne pense pas que c’est à cause d’un sentiment d’infériorité. Je pense que c’est une réalisation. C’est faire face à la réalité et au fait que les choses ne sont pas simples ou straightforward. Quand tu te fais rappeler tout le temps que tu ne viens pas d’ici ou que tu te fais poser des questions qui sont un peu maladroites… Négocier, ça veut dire que tu es conscient de ça et en étant conscient, tu sais que tu dois saisir la situation et réfléchir à la meilleure façon de la traverser.

 

Pourquoi avez-vous choisi la peinture, en particulier, pour cette exposition?

Il y a deux raisons. Tout d’abord, c’est très pratique. En tant que commissaire, j’avais remarqué – en fait c’est ma patronne qui avait remarqué  que nous n’avions pas vraiment présenté de peintures depuis un moment. Et, étant donné que nous sommes très dédiés à présenter la plus grande diversité de disciplines et d’inter-disciplines possible, il était important pour nous d’y remédier et de faire une exposition de peinture. En même temps, en faisant mes recherches, j’ai aussi réalisé que la peinture, en fait, est très conceptuelle et très liée au concept de diaspora. Même si on peut observer de nos jours que la peinture est plus libre sur les plans de la variété des pratiques et de leur évolution, il reste que son histoire et celle de l’art sont très eurocentriques et occidentales. Il y a beaucoup d’inégalités en termes de ce que nous connaissons et de ce qui est mis de l’avant en peinture. Alors, c’est une façon de faire face à ça, mais aussi un moyen de reconnaître le fait qu’il y a des artistes de diasporas qui poussent encore plus loin la diversité des pratiques en peinture. Il y a la sculpture, un peu les objets, la broderie, le bois, le transfert, l’utilisation de photos aussi. En fait, c’est analogue à la diaspora. La multiplicité de voix liée à l’expérience des diasporas et la multiplicité des pratiques en peinture qui sont maintenant décentrées et qui ne sont plus liées avec une école académique ou une ville!

 

Avec les 27 artistes qui participent à l’exposition, nous sommes face à une grande diversité d’interprétations. Au-delà du fait que les artistes proviennent tous d’une diaspora, qu’est-ce qui les unit, selon vous?

Je reviens toujours à la question de ce pluralisme, cette multiplicité. Il y a certaines thématiques qui reviennent mais je ne veux pas trop trancher des catégories parce que ce serait contre l’exercice de prolifération. Ceci dit, on retrouve beaucoup le souci de concilier le passé, le présent et le futur. Je peux voir comment ces artistes vivent ça simultanément. On peut regarder des œuvres où on ne connaît pas le moment de la journée. Si on voit un ciel, par exemple, est-ce que c’est le matin, le crépuscule ou le coucher de soleil? C’et quelque chose de récurrent avec les gens de la diaspora. Il n’y a pas de temps vraiment. Ils s’identifient avec le passé, le futur et le moment présent. Il y a aussi un intérêt envers la mythologie, un intérêt envers le paysage et ce qu’il nous indique sur le lieu où nous sommes mais également la question de mémoire et d’hommage qui est très forte. C’est le mélange de toutes ces choses.

 

Une des artistes disait qu’elle se sentait comme un visiteur perpétuel. Cette phrase montre encore une fois ce sentiment de se sentir constamment comme un étranger, non?

Tout à fait. C’est Jinny Yu et ce sont ses œuvres qui sont au sol avec des lignes de texte, comme une reconnaissance au fait qu’on habite sur un territoire non cédé. Elle considère son travail comme des autoportraits au sens large. Ses œuvres, en verre, sont très fragiles et elles ne sont pas fixées du tout. Elles sont placées sur des petits tubes d’aluminium. Il serait facile de les faire tomber. Et Jinny se sent un peu comme ça aussi. Et, il y a aussi cette dimension d’une personne de la diaspora qui réalise qu’elle vit sur une terre non cédée d’un peuple qui a vécu et qui vit toujours un génocide culturel. Jinny est venue à cause d’une invitation du colonisateur et ce, au nom de la création, de la construction d’une nation, cette nation qui essaie de détruire les peuples autochtones. Et elle ne sait pas comment réconcilier tout ça.

Vue d’exposition, RELATIONS: la diaspora et la peinture, 2020, Fondation PHI. De gauche à droite: Yinka Shonibare CBE, Victorian Dancers, 2019. Avec l’aimable permission de l’artiste et de la James Cohan Gallery; Jinny Yu, why does its lock fit my key?, 2018. Avec l’aimable permission de l’artiste et d’Art Mûr; Jinny Yu, perpetual guest, 2019. Avec l’aimable permission de l’artiste © Fondation PHI pour l’art contemporain, photo: Richard-Max Tremblay.

 

Vous avez des parents qui sont âgés et qui ont vécu une autre réalité. Quel est votre perspective de l’évolution des diasporas à travers le temps, de leur réalité?

D’abord, on devrait définir comment la diaspora était vue dans le passé. C’était dans un contexte de vagues migratoire où l’on se questionnait sur comment les immigrants – des polonais, des juifs, des arméniens…  se sentaient dans leur nouveau pays. Le nom de diaspora a été donné à ces premières générations de personnes qui gardaient un lien assez important avec leur pays natal. Je pense que mes parents ont été un peu comme des gens de diaspora moyens. Quand ils sont arrivés, ils se sont retrouvés aux États-Unis, dans la ville de Houston, au Texas où il n’y avait pas beaucoup de personnes de couleur. Ils se sont donc retrouvés dans un groupe de personnes de diaspora et ont aussi vécu cette expérience de chercher des gens qui leur ressemblent. Et je dois ajouter que c’est seulement à partir du milieu des années ‘60 qu’a commencé au Canada cette vague migratoire de personnes issues de pays non européens où il y avait des gens de couleur. Donc ça, c’est très important parce que les gens comme moi sont les premières générations nées après cette vague.

 

J’imagine qu’il y a beaucoup moins de repères pour quelqu’un de la deuxième génération.

Beaucoup moins, oui, surtout dans un pays comme le Canada où dans les années ‘60 et ‘70, le discours était vraiment axé sur la construction d’une nation canadienne et ce qu’elle représentait. C’était très hégémonique pour la population, surtout les populations d’immigrants. Mes parents croyaient qu’il fallait laisser tomber leurs langues maternelles et se concentrer sur l’anglais et le français. « On est au Canada maintenant. C’est ce qu’on doit faire. » C’est la première génération qui vit avec cette confusion, cette perte, ou ce sentiment de perte, et le désir d’appartenance qui semble un peu farfelu. Aujourd’hui, avec la troisième génération, je crois que l’augmentation des mélanges pourra diminuer les difficultés du style « T‘es pas canadienne parce que tu as les yeux bridés. » Je pense qu’il y a eu une évolution de ça et que le discours a évolué. Les gens comprennent que les canadiens ne sont pas que blancs, par exemple. Donc, peut être que dans quatre ou cinq générations, on n’en parlera plus.

 

Qu’allez-vous retenir de cette exposition et que voulez que les visiteurs retiennent en la quittant?

Je voudrais que l’expérience du visiteur soit semblable à celle de sentir et d’expérimenter avec de la musique : explorer plusieurs airs qui s’entremêlent, se réjouir d’une richesse, de couleurs, d’images qui, de manière synesthésique, créent une expérience symphonique. Je voudrais également qu’il y ait une appréciation de cette composition intergénérationnelle et de son évolution. Nous avons des artistes qui sont nés dans les années ‘30 et des artistes qui sont nés dans les années ‘80. Apprécier la multitude de questions qui sont soulevées par les artistes issus de diasporas et aussi encourager les visiteurs à avoir leur propre lecture des œuvres. Il n’y a pas de mauvaises réponses. C’est comme ça qu’ils participent : ils font partie de la symphonie.

Vue d’exposition, RELATIONS: la diaspora et la peinture, 2020, Fondation PHI. Jessica Sabogal et Shanna Strauss, We are the Bridges, 2020. Avec l’aimable permission des artistes © Fondation PHI pour l’art contemporain, photo: Richard-Max Tremblay.

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