
Déjà auteur de plusieurs recueils de poésie Olivier Massé a récemment publié son premier roman aux éditions Æthalidès : La Chienne. Sous la forme d’un journal intime, son texte raconte l’histoire de l’Illiade à travers les yeux d’Hélène, la « plus belle femme du monde », dont l’enlèvement est à l’origine de ce grand conflit mythique entre Troie et les royaumes grecs achéens.
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Pourriez-vous rapidement présenter Hélène et expliquer en quoi il est pertinent d’appréhender le récit de la guerre de Troie depuis sa perspective ?
Selon le mythe, Hélène est fille de Léda et du dieu Zeus (qui avait pris la forme d’un cygne), sœur de Clytemnestre, de Castor et de Pollux. L’époux mortel de Léda, Tyndare, est roi de Sparte et a donné sa fille à Ménélas. L’enlèvement d’Hélène par le prince troyen Pâris donne lieu à la guerre de Troie : afin de reprendre Hélène, les rois achéens, peuples grecs, répondent à l’appel de Ménélas sous l’autorité de son frère Agamemnon, roi de Mycènes.
La guerre de Troie est un vaste mythe. Plusieurs récits l’évoquaient, dont l’illustre épopée de l’Iliade (« Ilion » est le nom grec de Troie), où le monde représenté est largement celui de virils guerriers. Hélène, cause du conflit, y apparaît peu. Cependant, son rôle est important et il est en rapport avec l’art du récit lui-même. Lors de sa première apparition, elle tisse des scènes de guerre sur une toile : on la voit ainsi représenter le sujet du récit sur son ouvrage, elle a donc quelque chose à en dire.
Ce roman est aussi un travail de recherche et de documentation. Pourtant, malgré l’abondante bibliographie sur le sujet, avez-vous été confronté au manque de sources en ce qui concerne Hélène ?
Oui, il est certain que l’origine du mythe et de l’épopée constitue un grand mystère de la littérature occidentale (la « question homérique », qui interroge l’identité du ou des auteur(s) de ces œuvres, a traversé les siècles). Plusieurs textes ont été perdus et nous sont conservés à l’état d’allusions, comme le récit du premier enlèvement d’Hélène par Thésée, roi d’Athènes.
Le titre, « La Chienne », est évidemment provocant, mais aussi très parlant quant aux enjeux de genre. Ce terme, souvent utilisé par Hélène elle-même, s’appuie-t-il sur une référence extérieure ?
Il est clairement homérique. La citation en exergue le montre : Hélène se qualifie ainsi dans l’épopée, elle se maudit et maudit son destin. L’insulte est classique dans les textes grecs. Je l’ai reprise, car cette perspective moralisatrice sur Hélène est globalement celle de la littérature grecque, même si en lisant attentivement l’Iliade, on se rend compte qu’Homère ne la condamne pas et a une approche subtile du personnage.
« Ils ne pensent pas vraiment à nous. Pourtant certains se montrent gentils. Certains se montrent même intelligents, fins, spirituels. Cela ne change rien. Même pour ceux-là, nous devenons des chiennes si nous les imitons, si nous nous montrons intelligentes, fines, spirituelles. Les hommes ont comme un œil crevé, et c’est cet œil qui nous regarde. »
(extrait de la 4e de couverture)
Votre roman reprend une histoire bien connue, avec des personnages très célèbres, et pourtant vous ne citez presque aucun nom, sauf à la fin. Les protagonistes ne sont désignés qu’en fonction de leur lien de parenté avec Hélène ou des surnoms qu’elle leur donne. Pourquoi ce choix ?
Oui, je n’ai pas pu faire autrement lorsque j’écrivais. Cela, me semble-t-il, souligne les liens de parenté et renforce l’intériorisation du récit. Je crois que, par sa situation, son traumatisme peut-être, la narratrice est obligée de recréer le monde pour le contrer, et ne veut pas le nommer tel qu’il se présente. Cela permet également à chacun d’entrer dans le récit sans connaissance préalable, et peut susciter la curiosité.
Hélène développe une fascination particulière pour Achille. Que représente ce personnage par rapport à sa propre situation ?
C’est exact. Ces deux personnages représentent étrangement, à la fois, deux perfections et deux marginalités par rapport à leur genre. Si Hélène est la plus belle des femmes, Achille est le meilleur des guerriers. Très vite, comme elle, il est mis à l’écart des autres membres de son groupe et tout le récit iliadique tourne autour de lui. Il s’enferme à l’écart du combat, joue de la lyre et chante lorsqu’on vient le chercher. Il partage sa tente avec son ami intime, Patrocle, dont la mort lui rend la vie insupportable. Ses pleurs sont alors sans fin. Hélène, elle, parle aux hommes et connaît les guerriers des deux camps, c’est elle qui les nomme à Priam du haut des remparts. Enfin, ils se retournent chacun contre leur camp et sont inclassables, provoquant le malheur des deux camps. Ils ont un rapport certain à la souffrance, mais aussi à l’art.
L’enfermement est un autre thème majeur qui rythme la vie d’Hélène. La présence oppressante des murs, l’ennui, le passage du temps ressortent comme des expériences sensibles dans un contexte de siège, mais le confinement domestique caractérise aussi souvent la condition féminine. Comment situer cette difficulté de l’enfermement qui a, involontairement je suppose, fait écho à nos récentes expériences en temps de pandémie ?
Tout à fait. L’enfermement de la pandémie fait écho à l’enfermement d’Hélène dans les murs de Troie, à celui d’Achille dans sa tente (votre dernière question m’a rappelé son souvenir !). Hélène partage l’enfermement avec les autres femmes dont elle se trouve, cependant, isolée : les femmes de Troie la détestent. La difficulté en est l’absence de récit, comment dire… le ressassement ? La narratrice doit trouver des solutions : se souvenir, analyser le passé, capter les paroles venues du monde extérieur, généralement celui des hommes, transmettre aussi, recréer. Homère m’a guidé en cela : Hélène « tisse » la guerre. C’est, certes, l’activité dévolue aux femmes, mais il s’agit aussi d’une métaphore essentielle de la composition littéraire.
C’est en réaction à cet enfermement, mais aussi par le désir de laisser une trace, d’avoir une voix, qu’Hélène commence à écrire sur une tablette d’argile. En quoi l’écriture devient un élément clef de son pouvoir d’action ?
Oui. La narratrice a l’idée d’écrire pour ne pas sombrer complètement, pour exister quelque part, avoir enfin un espace, pour faire contrepoids à l’enfermement, transmettre, peut-être, aussi. C’est par l’écriture qu’elle nomme [les choses], se libère, retrouve à la fin son nom, la vie qu’on lui a prise. Il s’agit aussi de faire retrouver un monde qu’elle a entraperçu à travers les récits de ses parents, où une liberté était possible avant l’arrivée des Ténèbres et de la guerre.
« Heureusement, je me suis mise à écrire maintenant. Et je comprends mieux ce que disait ma mère. Elle avait raison : on peut parler avec plusieurs voix. Et quand on écrit, on peut transmettre une sorte de musique, une sensation. On peut assembler des voix différentes dans un nouvel espace (…).
Je sais où je vais. Je ne peux pas seulement me venger.
Je poursuis un but plus noble. Je veux détruire.
Tout détruire.
Et peut-être, après, au fond du ciel maculé de sang, voir apparaître une nouvelle aurore.
Étincelante comme la liberté. »
(extrait p. 29)
À la fin du roman, Hélène s’habille en homme pour sortir de la ville et glisse l’idée du cheval de Troie à Ulysse. Pourquoi lui avoir attribué cette ruse devenue mythique ? Que devient Hélène après la guerre ?
Le récit épique relatant la prise de Troie est perdu. Nous savons qu’Hélène retournait auprès de Ménélas qui, à sa vue, renonçait à la tuer. Elle apparaît d’ailleurs dans l’Odyssée à Sparte, à ses côtés. J’ai attribué à la narratrice un ressentiment profond dès le début, et un désir de mort face à la montée des Ténèbres et à sa vie impossible. Cette charge négative se dissipe au fil du récit, surtout lorsqu’elle s’intéresse au « loup noir », Achille, ce guerrier qui a dit « non » et se trouve lui-même isolé, en face. Puis, à l’annonce de la mort de ce dernier par son propre mari, elle replonge dans une volonté destructrice et, puisqu’elle connait les secrets de la ville, oui, pourquoi ne pas lui attribuer l’idée de la ruse finale ?
Vous abordez également la question des violences sexuelles et du consentement. Dans votre roman, Hélène suit Pâris à Troie, bien qu’elle n’ait pas vraiment eu le choix, puisque ce dernier l’a séduite avec l’aide de la déesse Aphrodite. Pourtant, on parle souvent de « l’enlèvement d’Hélène » et ce thème est largement représenté en art. Que disent les sources sur ce sujet ? Comment vous êtes-vous posé la question du consentement d’Hélène, de ses aspirations ?
L’enlèvement d’Hélène n’est pas évoqué chez Homère, mais là encore, dans une épopée perdue dont nous n’avons que le résumé : Les Chants cypriens1. Dans l’Iliade, lors de son apparition la plus longue (Livre III, Chant 3), le sujet du consentement est posé, même si son enlèvement a eu lieu il y a longtemps. Homère la fait regretter Ménélas et refuser Pâris, mais elle finit par céder, forcée par Aphrodite. Le poète grec fait aussi prononcer à Priam (le père de Pâris) des paroles la déculpabilisant : « Tu n’es pas responsable, ce sont les dieux qui sont cause de tout. » L’histoire est bien connue : Aphrodite promet à Pâris la plus belle femme du monde. Nous n’avons pas toutes les sources, mais l’Éloge d’Hélène, de Gorgias2, nous informe qu’Hélène avait mauvaise réputation à l’époque classique (Ve siècle av. J.-C.). C’est pour cette raison que le rhéteur relève le défi d’en faire l’éloge, mais aussi car sa responsabilité dans l’enlèvement était objet de débat. Comme vous le dites, le mythe en fait, de toute façon, l’œuvre de la déesse. Dans mon récit, sans évoquer directement la divinité, j’ai repris l’évocation de ce moment, en le baignant dans une atmosphère onirique où tout devient facile à Pâris. Quant à Hélène, je l’ai montrée consentante dans de telles conditions, en expliquant aussi son mariage – forcé – avec Ménélas comme malheureux : certes, il l’aimait, mais entouré de sa sinistre famille, les Atrides (tandis que la sœur d’Hélène épouse Agamemnon, qu’elle finira par assassiner).
« D’où la sortait-il, lui-même, sa voix, lorsqu’il est venu me chercher il y a si longtemps, dans la maison de mon premier mari, de l’autre côté de la mer ? (…) Et d’où lui venaient-ils, ces mots en ma langue natale, ces mots de miel et de vin qui volaient vers mon cœur sans que je puisse leur barrer la route ? Comment ai-je pu me laisser entraîner, alors ? Qu’il me parle encore de la même façon, s’il en est capable, et je ne dirai plus rien ! »
(extrait p. 128)
Avant cet entretien, je vous ai proposé de lire Sita’s Ramayana, de Samhita Arni et Monya Chitrakar, une adaptation en roman graphique d’un célèbre récit épique indien raconté depuis la perspective de Sita, l’épouse du héros. Pensez-vous que les personnages d’Hélène et de Sita sont comparables ? Que diriez-vous de cette récurrence du thème de l’enlèvement des femmes dans la mythologie ?
Il est vrai que le thème de la femme enlevée et de la guerre pour la « reprendre » est similaire ; l’enlèvement des femmes est, par ailleurs, récurrent dans la mythologie grecque et Hérodote l’avait remarqué3. On peut, bien sûr, y lire une transcription du désir masculin actif et magnifié, la vitalité transgressant les règles sociales. Cela dit, les enlèvements ont aussi lieu à l’intérieur du monde masculin, puisque Zeus enlève Ganymède ; Poséidon, Pélops.
Cependant, à la lecture de l’épopée indienne, on se trouve totalement dans le monde divin, un monde où les divinités s’affrontent avec leurs immenses pouvoirs, ce qui n’est pas le cas dans l’Iliade, où le monde divin apparaît et donne lieu à des affrontements, mais presque en arrière-plan du conflit humain, le magnifiant ou l’aggravant. Sita m’a paru victime, bien que constamment fidèle, sa psychologie reste assez simple, obsédée par la morale. Hélène, elle, n’est pas un stéréotype de femme fidèle, au contraire. Elle éprouve bien le regret de son premier époux Ménélas et un dégoût de Pâris, mais son lien à Aphrodite, malgré elle, reste essentiel, elle en est un peu le reflet humain. Son rapport à Hector est aussi puissant : reconnaissante de sa protection morale, elle s’humilie devant lui, lui propose un siège (qu’il refuse) et prononce son ultime éloge funèbre (pourquoi elle ?). En somme, elle me semble moins vertueuse selon les critères traditionnels, et plus moderne, créative.
Ce livre est votre premier roman ; que représente pour vous cette réécriture qui, par le personnage d’Hélène, participe à une forme de renouvellement féministe d’un mythe ancien ?
L’Iliade m’a longtemps accompagné. J’ai eu le sentiment d’une œuvre clé, qui apportait un questionnement multiple, stimulant, qui affirme tout en retournant les catégories mentales. Si les femmes détestent la guerre, dans l’Iliade, les hommes la haïssent tout autant, bien qu’ils y recherchent la gloire. Parce qu’elle regarde la plaine où se déroulent les combats, parce qu’elle a deux maris, parce qu’elle connaît la gloire comme la honte, la laideur de la violence et la beauté de la vie humaine telle qu’elle pourrait être, il m’a semblé intéressant d’écrire comme Hélène aurait pu le faire. Quant au féminisme, il apparaît surtout au début, lorsqu’elle exprime toute l’injustice de son sort. Après, grâce à l’écriture, elle rejoint un monde plus vaste, et sa liberté.
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- Ces chants sont attribués à Stasinos de Chypre, au VIe J.-C. (la date est celle de composition écrite, comme pour Homère au VIIIe av. J.-C.).
- Gorgias, philosophe grec, est présenté comme un sophiste par Platon, c’est-à-dire un maître de rhétorique, de l’éloquence.
- Hérodote est un historien du Ve J.-C. En tentant d’établir la première cause de la guerre, Hérodote pense à un enchaînement de représailles commençant par l’enlèvement d’Europe par les Grecs, qu’il croit historique. Hélène a elle-même été enlevée deux fois, puisque Thésée l’avait fait avant Pâris.
Pour lire l’Iliade, (traduction ancienne), voir Iliade par Eugène Bareste, Paris, 1843.

