« Je vis dans un corps de femme de couleur et ça, je ne l’ai pas choisi mais je peux choisir comment je porte cette charge. »

Le téléphone se met à vibrer frénétiquement et je décroche, un peu fébrile. À l’autre bout du combiné une voix résonne, posée et profonde, celle d’une personne qui en sait déjà beaucoup. Elle est aussi un peu fatiguée, cette voix, comme si elle avait pas mal vécu mais qu’elle savait qu’il lui en reste énormément à vivre. Sa propriétaire, c’est Ravy Puth, artiste et activiste montréalaise d’origine cambodgienne-chinoise. Spécialiste de l’illustration en communication visuelle, elle s’apprête à démarrer une maîtrise de communication en recherche-création et est la créatrice de la campagne « Illustrer contre la xénophobie » avec le mot-clic #LesAsiatiquesNeSontPasLeVirus, diffusée sur Instagram depuis avril dernier. Cet entretien téléphonique a été l’occasion de parler d’elle, de ses projets, mais aussi de féminisme et d’anti-racisme, des sujets qui portent son travail.
Peux-tu nous parler un peu de toi, de ton parcours et de comment l’illustration est devenue ton mode de création privilégié ?
Je suis illustratrice en communication visuelle. Cela veut dire que je conçois l’illustration comme un langage pour convier des idées. Mon objectif premier est d’aborder les questions raciales et de genres par l’illustration, en travaillant notamment pour des campagnes de sensibilisation et avec des magazines. J’ai fait des études en arts plastiques au Cégep ; donc, principalement autour de la peinture et de la sculpture. Après quoi, j’ai voyagé en Asie du Sud-Est pour aller au Cambodge, histoire de partir à la découverte de mes racines. Puis, j’ai fait un bac en géographie, avec un parcours recherche, à l’UQAM (Université du Québec à Montréal). Ce parcours m’a finalement amenée à travailler en tant que coordinatrice de projet à l’échelle locale dans le développement durable et l’art communautaire.
Suite à ça, je suis allée habiter en France pendant trois ans. C’est à ce moment-là que je suis devenue illustratrice, un peu par accident. J’ai recommencé à dessiner à l’été 2016, pendant un voyage à vélo lors duquel j’envoyais des cartes postales que j’avais moi-même dessinées à mes nièces. En rentrant de ces vacances, alors que je cherchais un emploi dans mon domaine, une amie m’a approchée pour que j’illustre le deuxième tome d’une série de livres du collectif cyclo-féministe montréalais Les dérailleuses dont elle est la coordinatrice. J’ai donc travaillé avec elle sur ce projet jusqu’à la parution du livre. Mon amie m’a alors beaucoup encouragée à envisager l’illustration en tant que profession. Je me suis finalement achetée une tablette numérique, j’ai fait des goodies à partir des illustrations issues du livre et j’ai lancé mon site web en juin 2017. Au départ, j’avais peur de parler explicitement des questions féministes et raciales pour tout ce que ça amène ; j’ai donc fait le choix de représenter des femmes dans ce que je considérais comme des contextes de liberté : faisant du sport, partant en voyage, etc. Je voulais quand même parler du vécu raciste et sexiste en France et faire un blog-BD mais la BD sera finalement un projet de plus long terme. Depuis le début de l’année (2020 ndlr), j’ai illustré l’Agenda des femmes des Éditions du Remue-ménage, projet qui m’a ouvert les portes du monde de l’édition et j’ai commencé à traiter des questions féministes et raciales dans mes illustrations. En septembre, je vais aussi démarrer une maîtrise en communication durant laquelle je devrais réaliser un projet de recherche-création qui prendra la forme d’un roman graphique sur les histoires de ma famille.
Tu parles de ton souhait de parler dans ton travail de ton vécu du racisme et du sexisme en France. Est-ce que tu peux nous en parler un peu et des différences avec ton vécu au Québec ?
De mon expérience personnelle, je crois qu’en France, le racisme et le sexisme ne sont pas plus présents en quantité mais s’expriment différemment et peuvent être plus violents et j’en garde un souvenir éprouvant. En plus, je n’ai pas grandi là-bas donc je ne maîtrisais pas les codes pour mettre mes limites ni me défendre avec confiance, au quotidien. Je pense que la violence raciste et sexiste y est plus systémique. Un nombre phénoménal de femmes que j’ai rencontrées semblent avoir internalisé le sexisme et ont honte de se dire féministes, négociant beaucoup avec les propos de leur partenaire sur leur façon de s’habiller, leurs poils ou leurs heures de sorties. Le harcèlement de rue que j’ai vécu est un fléau et ne se résume pas à des sifflements. Je me suis faite toucher dans la rue, dans les métros. J’ai senti que ma façon de m’habiller était devenue une propriété publique. J’entendais des choses problématiques dans les soirées où j’étais invitée donc, même dans des espaces qui sont censés être sécuritaires, il y a beaucoup de sous-entendus, un peu indirects mais toujours très violents car normalisés. L’un des problèmes était que j’avais les mêmes réflexes qu’au Québec et je répondais avec des regards et des mots. Sauf qu’en France, j’ai vu qu’il y avait des conséquences plus directes et fréquentes. On me suivait dans la rue, on voulait me frapper, j’ai subi du harcèlement. De plus, le sexisme que je vivais était lié au racisme et s’appuyait sur le fétichisme asiatique.
Comment définis-tu ton œuvre en terme de style, d’inspirations mais aussi de message ?
L’illustration est un moyen de parler de ce qui est important pour moi. J’ai choisi ce médium mais ça aurait très bien pu être la photo ou le film documentaire. J’ai déjà voulu être documentariste.
J’envisage mon travail comme un moyen de participer à une meilleure justice sociale. Si j’arrête de dessiner un jour, je ne serai pas triste, je trouverai d’autres moyens de créer. Mon travail m’a aussi permis de ne plus subir une position de victime mais d’adopter celle d’une combattante pour la justice raciale et sexuelle. Ce statut produit son lot de charge mentale mais finalement, je l’avais déjà à cause de mon identité. Je vis dans un corps de femme de couleur et ça, je ne l’ai pas choisi mais je peux choisir comment je porte cette charge. Je crois au changement et au fait que les choses peuvent évoluer. Mon travail de création est la part que je souhaite donner pour ce changement. Ça devient une nécessité pour moi car c’est la façon dont j’ai choisi de vivre avec la réalité raciste et sexiste que j’expérimente au quotidien.
Mon style est très digital. Je fais partie de cette vague d’illustrateur.rice.s dont le coup de crayon s’apparente à celui du design graphique. Dans mes portraits de personnes asiatiques, je travaille avec des aplats de couleurs, sans tracés. Ça accroche plus l’œil et ça répond aux goûts de tout le monde mais ça fait que je n’ai pas une seule signature graphique. Par contre, je suis dans un moment de transition à cause de la pandémie où le racisme anti-asiatique s’est intensifié. Je travaillais déjà sur ces questions mais j’ai été encore plus la cible de discriminations ces derniers temps et ça m’a beaucoup fatiguée. Cela m’a encouragée à me questionner sur ma place dans la communauté asiatique et à me reconnecter à mes racines et mon héritage et les célébrer dans mon travail. Présentement, je m’imprègne de la culture cambodgienne sans vraiment dessiner et j’aimerais beaucoup réintégrer du tracé fait à la main dans mes œuvres. Pour le moment, ma signature en tant qu’artiste est plus le message, le discours derrière mes dessins et les débats qu’ils produisent. J’ai décidé de ralentir sur les initiatives d’éducation populaire telles que les conférences, que j’entreprenais dans les milieux à majorité blanche. Désormais, je veux me concentrer davantage sur mon apport à ma propre communauté racialisée et tout ce que j’ai à apprendre d’elle. Je pense qu’on est dans un moment de transitions où, avec le mouvement BlackLivesMatter notamment, c’est aux personnes privilégiées par leur couleur de peau ou leur expression et identité de genre de reprendre le flambeau pour penser un monde plus inclusif et que les personnes minorisées puissent se concentrer sur un travail avec leur communauté et cultiver leur identité à travers celle-ci et leurs proches. Dorénavant, je souhaite donner davantage le micro à d’autres artistes. Je désire entreprendre une nouvelle aventure en étant plus explicite sur le thème de l’identité. Je veux que mes illustrations partagent non seulement les richesses identitaires de ce monde mais aussi des récits de vie à la fois singuliers et universels.
Je puise mon inspiration de nombreuses sources. Je m’inspire tout d’abord d’artistes qui, comme moi, diffusent leur travail sur les réseaux sociaux. Parmi eux, on peut notamment retrouver Ashley Lukashevsky, une artiste et illustratrice queer et bi-raciale puisque d’origine coréenne dont le travail est marqué par le féminisme décoloniale et la culture de la résistance. Je m’inspire également du travail de Barry Lee, une personne queer blanche usant de couleurs vives et de mots poignants pour dénoncer le capacitisme que vivent celles et ceux trop souvent invalidé.e.s par leur situation de handicap. Sa signature graphique est ainsi mise au service de messages soulignant l’amour de soi comme acte de résistance politique. Je trouve aussi beaucoup d’inspiration chez des activistes qui m’apprennent à naviguer à travers des thèmes et à penser l’intersection des oppressions dans les identités plurielles de genres, raciales, la décolonisation et sur comment embrasser son héritage. Ce sont des gens comme Max Aravis Tang ou le Asian Am Feminist Collective, par exemple. Finalement, les artistes qui m’inspirent beaucoup et m’ont encouragée à plus m’éduquer sur mes héritages asiatiques sont Jasmine Cho avec ses cookies, Ruby Ibarra, une rappeuse filipina dont la musique a été un point tournant dans ma démarche décoloniale en tant que femme asiatique qui se définit comme activiste et artiste et le groupe de musique cambodgien SWSB qui compose des musiques combinant les instruments traditionnels khmers avec les touches modernes du Cambodge d’aujourd’hui.
Quelles ont été et sont encore tes stratégies pour diffuser ton travail et ton message ?
Je pense que la réponse est double. On peut avoir la meilleure stratégie de communication, mais si notre travail et le message qu’il véhicule ne reflètent pas nos valeurs intrinsèques et ce qu’on souhaite inspirer à autrui, sur le long terme, notre art risque de stagner ou de finir dans les oubliettes. L’inverse est aussi vrai. Il faut donc s’attarder autant sur sa stratégie de communication que sur le travail lui-même. Pendant longtemps, je me suis censurée dans ce que je voulais dire, en conférence et dans mes illustrations. J’avais une approche très distante, j’amenais la recherche, les propos d’autres personnes et non mon opinion. J’avais peur que des trolls me descendent sur internet et me harcèlent. J’ai lancé ravy.illustration en même temps que la parution du livre des dérailleuses dans une optique collaborative. Mon travail personnel était toujours vu et vendu là où le livre était promu donc mon premier public était composé de femmes du milieu fem-queer cycliste montréalais, puis je me suis tournée vers une communication plus digitale. Je peinais à gagner en visibilité et c’est à ce moment que je me suis demandé à qui je voulais adresser mon travail et j’ai notamment pensé à mes nièces et je me suis dit que je voulais être dans une démarche plus personnelle, dessiner plus de personnes asiatiques afin qu’elles puissent se voir. Cela passe notamment par la réalisation d’autoportraits où je me dessine avec les yeux en amandes, ce que je ne faisais pas avant parce que je ne trouvais pas ça beau. J’ai aussi beaucoup plus exprimé mes pensées profondes à propos des représentations raciales et de genres dans mes stories Instagram et je mêlais ça avec des références académiques et beaucoup de gens lisaient ces formats hybrides.
Après ça, j’ai commencé à donner des conférences. Je voulais créer une communauté autour de mon travail et j’ai commencé à rencontrer des gens qui ne me suivaient pas que pour mes illustrations mais aussi pour le message que je défends. J’essaie d’être moins gênée de mes opinions parce que les gens qui sont opposés à ça le seront toujours. J’utilise aussi des hashtags, notamment les mêmes que ceux des podcasts asian-american aux États-Unis ; ça aide à faire voir mon travail à des personnes des communautés asiatiques et c’est le public que je veux atteindre en ce moment. Je travaille aussi avec des organismes qui lancent des campagnes de sensibilisation, ce qui me permet d’acquérir une visibilité nouvelle tout en faisant confiance à l’organisme pour la communication et la promotion du projet. Cela me permet de me focaliser sur la création. On a pu récemment voir mon travail dans les stations de métro Joliette et Pie XI dans le cadre de la campagne #commetoi de 200 portes HM, un organisme à but non-lucratif. J’aime aussi beaucoup faire des portraits. Je cible généralement des personnes dont j’admire moi-même le travail et je leur fais un portrait que je publie sur mes réseaux. Ça m’aide beaucoup parce que je gagne en visibilité auprès des personnes qui suivent ces artistes et souvent elles partagent par la suite mon travail et ainsi de suite.
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Je diffuse principalement mes illustrations sur Instagram où je partage aussi des stories liées au féminisme et à l’anti-racisme et j’utilise plus Facebook pour partager et rendre visible les évènements où figurent mes illustrations. Prochainement, j’aimerais changer de stratégie et peut-être commencer des vlogs. Je réfléchis encore, je veux chercher comment rejoindre les gens en temps de pandémie mais je n’aime pas du tout les écrans.
Récemment, tu as été à l’initiative de l’évènement numérique « Illustrer contre la xénophobie » qui a eu lieu sur Instagram, en réaction notamment à la recrudescence du racisme anti-asiatique due à la COVID-19. Peux-tu nous expliquer ce qui t’a amenée à mettre un tel projet sur pied ?
Ça fait plusieurs années que j’envisage l’illustration comme un langage. Au mois de janvier, j’ai appliqué en maîtrise et quand j’ai rédigé mon dossier, j’ai expliqué que je concevais l’illustration comme un moyen pour communiquer des idées, comme les artistes l’ont toujours fait au cours de l’histoire. Les régimes autoritaires et impériaux utilisaient l’iconographie comme outil de propagande pour se maintenir au pouvoir. Mon objectif est de renverser cette logique en utilisant l’illustration pour transmettre des idées de liberté, d’équité et de justice. Quand j’ai fait les recherches pour mon dossier de maîtrise, j’ai découvert plusieurs ouvrages qui ont confirmé mon intuition que les images ont un pouvoir immense de persuasion, notamment The Power and Influence of Illustration de Alan Male qui témoigne que l’illustration a historiquement été un vecteur de diffusion des idées et un instrument au service des conflits armés. Cependant, je pense que les illustrations peuvent également être un véritable outil de changement. Elles sont des traces qu’on laisse et deviennent des archives de l’histoire dont nous sommes les décideurs. Elles permettent ainsi l’interprétation des évènements passés mais aussi de l’avenir puisqu’elles servent à exprimer ce que l’on voudrait prochainement.
Durant la pandémie, mes proches et moi avons été les cibles de beaucoup de racisme anti-asiatique. Je me suis sentie écrasée par ce statut de victime et j’en avais marre d’avoir peur et d’être triste. Cela faisait un an que je voulais faire des portraits d’asiatiques donc je me suis lancé. Je savais qu’il me serait difficile d’atteindre un grand auditoire en étant seule parce que je n’avais pas assez de followers ou de temps. Mon expérience en tant que chargée de projet m’a fourni de bons outils pour planifier et entreprendre de façon réaliste des projets d’une telle envergure. Je savais qu’en touchant d’autres professionnels du milieu, j’allais aussi atteindre leurs followers et le message allait se répandre. J’ai écrit à une douzaine d’illustrateur.rice.s avec pour consigne de dessiner un seul portrait d’une personne asiatique, statique et de la tête aux épaules, en prenant en compte la diversité (âge, couleur de peau, capacité, corpulence, etc). L’objectif était de montrer que le racisme anti-asiatique vient du monolithisme dans la façon d’envisager les personnes asiatiques. Si beaucoup de personnes asiatiques ont subi du racisme depuis le début de la pandémie, c’est parce qu’on les pensait chinoises. Je souhaitais ainsi montrer la diversité au sein de la population asiatique. Je suis l’initiatrice, fondatrice et coordinatrice du projet donc je l’ai dirigé. J’ai aussi écrit sur le groupe fermé d’Illustration Québec (sur Facebook ndlr) qui comporte trois cents membres et on est monté à cinquante participant.e.s grâce à ça. En trois semaines, chacun.e a fait son illustration et c’était aussi un moyen pour des illustrateur.rice.s qui n’ont pas l’occasion de dessiner des personnes racisées de le faire. En effet, les commandes qu’ils reçoivent sont souvent des dessins de personnes blanches et le milieu de l’illustration est un milieu où ces questions sont à peine effleurées.
Nous avons lancé la campagne le 20 avril par la création du compte Instagram Provocateur pencils. Chaque illustration avait son post dédié sur la page où apparaissaient le nom de l’artiste ainsi qu’une description du projet et les mêmes hashtags que pour tous les autres posts. Chaque illustration était également diffusée sur le compte privé de son créateur ou sa créatrice qui partageait également les illustrations des autres participant.e.s dans sa story. Dès le lancement, la campagne a fait un gros boom médiatique. Cathy Wong (Conseillère de la Ville de Montréal ndlr) a partagé le projet et Denis Wong, journaliste chez Radio-Canada, en a entendu parler et a écrit un article sur le projet et sur mon travail. Ce jour-là, d’autres artistes m’ont contactée pour me dire qu’ils et elles voulaient y participer, ce qui nous a encouragé.e.s à lancer une seconde vague d’illustrations. L’équipe se compose donc au total de soixante-trois artistes dont quelques personnes racisées. Et ce travail montre que le racisme anti-asiatique ne touche pas que les personnes concernées directement mais aussi des non-asiatiques, mêmes si elles n’en étaient pas la cible. À travers cette campagne, je me suis fait des ami.e.s, j’ai découvert des artistes talentueux.ses et j’ai été apaisée par le soutien de collègues en illustration.

Le projet m’a exténuée. Ce genre de campagne se mène normalement sur huit mois minimum et je l’ai faite en quatre semaines donc c’était un gros sprint et bien-sûr, j’ai fait des erreurs et omis des détails importants. Les illustrations se trouvent sur les réseaux sociaux et on peut retrouver le manifesto et l’explication de la genèse du projet ainsi que de nombreuses autres informations dans la rubrique PROVOCATEUR PENCILS de mon site internet.
Selon toi, le racisme systémique que vivent les personnes asiatiques est-il moins visible médiatiquement et politiquement que d’autres formes de xénophobie et, si c’est le cas, est-ce que tu sais pourquoi ?
Chaque communauté ethnoculturelle va vivre une forme de racisme particulière. Pour les personnes noires, par exemple, c’est surtout des stéréotypes liés à la criminalisation de leur existence. Elles subissent beaucoup d’arrestations et de violences policières. C’est globalement la même chose pour les personnes latinx. Les personnes autochtones sont vues comme des personnes alcooliques, par exemple. Les personnes asiatiques vont être invisibilisées. Elles vivent une discrimination moins visible et qui sera donc, interprétée comme moins violente à cause du phénomène de white passing. Leur peau étant plus claire, elles sont moins frappées par le colorisme. Le racisme anti-asiatique dû à l’explosion de la COVID 19 a été invisibilisé. Cela est une conséquence de son histoire, mais ça en est aussi une manifestation. Le fait que beaucoup de médias ont considéré que ce n’était pas important d’en parler montre que les enjeux de « l’Autre », citoyen de seconde classe, ne sont pas aussi importants que ceux du Québécois blanc.
La pandémie a finalement mis en exergue la réalité historique du racisme anti-asiatique au Canada et en Amérique du Nord. Celui-ci existe depuis la période du « péril jaune » durant laquelle, pour légitimer la colonisation des territoires et ressources du continent asiatique, les puissances coloniales blanches ont créé une iconographie de la personne asiatique comme d’un envahisseur mesquin et violeur de femmes, maigre et jaune avec des dents de lapin et tout le reste. Cette représentation a été utilisée dans certaines campagnes électorales australiennes, par exemple. En réalité à l’époque, en plus des terres, les colons blancs ont commencé à enlever les enfants et à violer les femmes pour les « enfanter ». C’est notamment de là qu’est née la caricature de la femme asiatique soumise et sa fétichisation. Cette période se conclut par le vote et la mise en œuvre du Chinese Exclusion Act qui empêche la plupart des formes d’immigration chinoise au Canada en 1923. Suite à cela, la construction des premiers chemins de fer engendre l’arrivée d’une grosse main d’œuvre asiatique, notamment chinoise, sur le territoire mais les conditions migratoires sont toujours très strictes car, pour chaque visite à leur famille, les ouvriers devaient payer l’équivalent de deux ans de salaire pour un ouvrier ferroviaire. Cela provoqua les premières séparations familiales et traumas trans-générationnels. S’en suit l’émergence d’une culture migratoire particulièrement raciste au Canada, notamment avec la naissance du pâté chinois, un plat qui, aujourd’hui, fait partie intégrante de la culture québécoise mais qui rappelle en réalité le traitement des travailleurs des chemins de fer. Les ouvriers issus de l’immigration chinoise étaient aussi victime d’une très forte discrimination spatiale due aux loyers montréalais qui étaient inabordables pour leurs petits salaires ; ce qui fait du quartier chinois un lieu historique de résistance.
Cette discrimination anti-asiatique a été invisibilisée car beaucoup de personnes blanches ne savent même pas que cette forme de racisme existe et que de nombreux asiatiques eux-mêmes pensent ne pas pouvoir subir de racisme. Cela vient en grande partie du mythe de « la minorité modèle » qui a éclot aux États-Unis dans les années 1970. Suite aux vagues d’immigration successives, un phénomène de classification des communautés ethno-culturelles se met en place, qui officialise le statut de minorités modèles des personnes asiatiques, par leur intégration « exemplaire », délégitimant dans le même temps les personnes noires et latinx. Cette réalité a des conséquences culturelles puisque les asiatiques peuvent jouir de certains privilèges blancs. Ils et elles ont donc développé des formes de résistances différentes des noir.e.s ; travailler fort et se taire pour offrir la liberté à leurs enfants. Moi, je suis diplômée, née au Québec de parents issus de la diaspora asiatique. Une fois à l’école, j’ai été familiarisée aux codes de la blanchité et je les maîtrise bien. Ma façon de parler, de me comporter, les blagues que je fais et auxquelles je ris, tout ça, est issu de ma socialisation à la blanchité. Cela fait qu’on oublie qu’en tant que personne asiatique, on peut subir du racisme. Le fait est que malgré tout cela, on continue d’en subir. Le fétichisme asiatique, par exemple, est une forme de racisme. Quand on me dit que je suis belle parce que j’ai une peau lisse et bronzée, que j’ai l’air jeune et que mes cheveux sont noirs et lisses, c’est raciste parce que ce ne sont pas des compliments liés à moi en tant que personne mais des remarques qui me réduisent aux caractéristiques physiques liées à mon appartenance ethnique seulement. Finalement, durant la pandémie, les personnes asiatiques ont ainsi fait face à une double peine, d’abord car le sujet de la recrudescence du racisme à leur encontre a été totalement invisibilisé, mais aussi parce beaucoup de personnes asiatiques ont pris conscience qu’elles pouvaient subir du racisme et qu’elles n’étaient pas du tout outillées pour répondre à ce genre de situation.
Quels sont tes projets pour la suite ?
Sur le long terme, j’ai envie d’être explicitement intentionnelle dans mes positions, mes requêtes et mes limites dans mon travail. J’ai envie que mes dessins soient plus frappants, moins policés. Je ressens une forme de colère par rapport aux injustices que je vis et mes plus grandes inspirations sont plus des activistes que des artistes. Pour cela, à court terme je suis dans une phase de recherche, notamment sur mon héritage, pour avoir plus de matériel. J’ai décidé que pour le moment les livres et auteur.e.s que j’allais acheter et soutenir en priorité seront des personnes asiatiques, penseur.euse.s et artistes et j’ai aussi constitué une archive pour les personnes de ma communauté que je fréquente ; notamment, les générations futures, mes nièces par exemple, pour qu’elles aient accès à ces ressources.
J’aimerais aussi adresser mon travail aux personnes directement concernées comme ma famille et mes proches. Je m’interroge beaucoup plus sur comment je vais pouvoir les soutenir et leur donner le micro, mais aussi construire une culture de résistance avec ma communauté au sens large. Ça va prendre du temps, je vais le faire avec mes illustrations mais aussi mon roman graphique sur l’histoire de la famille. Mes parents sont des survivants des khmers rouges. Je voudrais à ma façon leur dire qu’ils sont légitimes de se voir comme des êtres riches et non seulement le résultat d’un trauma historique et ce, en embrasant cet épisode comme une part de notre récit familial et en acceptant qu’on ne peut l’effacer, mais qu’on peut composer la suite à notre guise. L’idée est de se questionner sur ce qu’on fait de cet héritage au lieu de se demander pourquoi ça nous est arrivé. Je veux participer à une guérison personnelle et collective du trauma raciale et transgénérationnel de ma famille que j’espère ensuite pouvoir partager avec des personnes de deuxième génération afin que cela entre en résonance avec des parcours de vie similaires.
Je remercie Ravy Puth pour ses réponses et l’entretien s’achève. Mon téléphone reste là, sur la table, inanimé à présent. Je me demande alors comment je vais pouvoir mettre en mots tout ce qui vient d’être dit.