Industrie de la mode : Vers des alternatives sociales et éco-responsables au service des futures générations. Rencontre avec 2 créatrices

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L’industrie du prêt-à-porter a atteint un point de renouvellement tel que ses collections changent chaque semaine pour inciter l’achat impulsif. Mais à quel prix ? La mode a une responsabilité écologique et sociale. D’un côté, ses dégâts environnementaux sont énormes, de l’autre, elle creuse le fossé entre les normes traditionnelles et les marges sociales du 21ème siècle qui cherchent à donner de leur voix pour qu’on les représente. Heureusement, de nouveaux modes de fabrication et de consommation se créent.

Rencontre avec deux créatrices qui ont choisi de prendre le virage de la fashion revolution.

 

Alors que la fast-fashion genrée – renouvellement rapide des collections à cibles binaires (homme/femme) devenues « jetables » – sévit encore à travers le monde et les grandes marques de prêts-à-porter, nous voyons doucement sortir de terre des modèles de fabrication et de consommation de la mode sans précédent.

Comme beaucoup de domaines aujourd’hui, la mode a pris un tournant positif d’un point de vue social et environnemental, d’abord par élan de responsabilité, ensuite par logique face à l’évolution des mœurs.

Côté environnemental, nous avons pris conscience de l’impact de nos caprices vestimentaires à travers les chiffres éloquents qui remplissent les articles (la mode représente à elle seule 2% de l’émission de gaz à effet de serre chaque année, et il faut 10 000 litres d’eau pour produire 1kg de coton (1)). Cela nous a poussés à créer et à consommer différemment, à repenser nos tissus et leurs origines, ainsi qu’à favoriser la qualité à la quantité.

Côté social, la mode est un vaisseau de choix pour véhiculer des prises de position sur des combats. Prenons l’exemple de Jean-Paul Gaultier et de sa collection « Une garde-robe pour deux » (1985) pour laquelle les hommes défilent en jupe, dans le but de détourner les clichés vestimentaires genrés (2). Pionnier en la matière, il était sûrement loin de se douter qu’aujourd’hui des jeunes lycéens iraient en cours portant des jupes pour soutenir les causes telles que la transphobie, l’inégalité hommes-femmes et le sexisme (3). Le message visant la déconstruction de ces injonctions peut de nos jours passer par un apparat populaire à la vue de tous : le vêtement.

La mode a toujours été un moyen d’affirmation de qui nous sommes, une sorte de carte d’identité de nos valeurs, nos blocages, nos influences. À présent, le panel de choix s’élargit et tout le monde y trouve doucement son compte, sans honte. On raconte fièrement l’origine de nos vêtements de seconde main, la matière en fibre végétale de nos chaussures ou encore le choix assumé d’un chemisier féminin sur un homme cis.

Alors qu’une partie du monde s’arrache une paire de claquettes à l’effigie d’un supermarché (4), une autre partie de la planète, de plus en plus grandissante, s’évertue à replacer la mode au service du futur au sens large : vivons en conscience ou vivons nu.e.s.

Pour illustrer cette évolution, j’ai interrogé deux créatrices qui se positionnent sur deux spectres différents : l’une, Émilie, lutte contre le dégât environnemental en créant des vêtements à base de draps en coton chinés et upcyclés (de upcycling : faire du beau avec de l’ancien) ; l’autre, Aude, met l’inclusion au centre de ses collections en dessinant des vêtements unigenres proposés sur une grande gamme de tailles.

 

La rencontre :
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Crédit : Aude Barlangua

 

R MAGAZINE – Bonjour Aude, bonjour Émilie. Pouvez-vous me présenter vos marques en quelques mots ?

Aude – Je suis Aude Barlangua, 32ans, créatrice de mode depuis peu mais passionnée de mode depuis toujours. J’ai décidé de créer ma marque Aude Barlangua, avec une première collection en plusieurs exemplaires et plusieurs tailles, me ressemblant ! Une collection non genrée et inclusive, relatant notre société dans son entièreté.

Émilie – Bonjour Clémence, ma marque s’appelle Merci Mamie, et l’idée c’est de dépoussiérer les affaires de Mémé pour les remettre dans nos maisons et dans nos dressings. C’est un e-shop vintage, avec des pièces que j’adore, de la déco que je chine et d’autres que j’upcycle : du canevas et du linge de maison. L’idée du concept était là, au fond de moi depuis quelque temps déjà, mais je n’arrivais pas à imbriquer toutes les pièces du puzzle, et puis un jour, tout s’aligne ; mon amour pour la déco, la chine, les objets, le vintage, la couture, la photo, et l’upcycling pouvaient coexister dans un seul et même métier, celui que j’allais créer… Merci Mamie est née, le nom m’est venu très vite !

 

R MAG – Que penses-tu de la mode d’aujourd’hui en général ?

A – La mode est un milieu très concurrencé, mais proposant indéniablement une mode pour tous (style et budget). La mode reste un art et une façon de donner une identité à un personnage Bien qu’une pièce ne soit pas un style, c’est la manière de la porter et de l’associer qui en est un. Certes la mode est une inspiration du passé mais si nous réinventons le passé alors cela reste de la création.

E – Cela fait très longtemps que je ne fais plus les boutiques ; je ne suis plus très au fait, je dois dire. Un jour je me suis trouvée dans une situation financière un peu délicate et je me suis éloignée des magasins. Aujourd’hui je n’achète quasi plus rien de neuf, je chine tout. Et je préfère acheter de belles pièces de qualité d’occasion que de la fast-fashion en masse. La qualité avant la quantité. Nos grands-mères avaient trois ou quatre robes dans leur armoire qu’elles chérissaient, qu’elles reprisaient quand il y avait un trou, retouchaient quand elles prenaient du poids… Maintenant, on en a cinquante, des choses qu’on n’a jamais portées, dont on a même oublié l’existence, c’est dingue d’en être arrivés là en quelques décennies quand on y pense. Quel gaspillage !

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Crédit : Emilie Collin

 

R MAG – Et que penses-tu de la perception de la mode par ses consommateurs.trices aujourd’hui ?

A – La perception de la mode est une question que j’essaie de faire changer. Comme je l’ai dit précédemment, une pièce n’a pas de style ! C’est l’attitude, le look que la personne donnera à la pièce qui fera qu’elle sera branchée, classique, street ou autre. C’est là où la perception des consommateurs.trices est encore à travailler. Aujourd’hui, les acheteurs.ses ont tendance à suivre des modes pour rentrer dans un moule. Mais lorsqu’on se rend compte qu’il y a de la place et des idées pour toutes les personnalités, il n’y a plus de moule à suivre.

E – Je ne peux pas répondre au nom de tout le monde, mais ce que je peux dire, c’est que je me suis passionnée et beaucoup documentée pour la seconde main et l’upcycling. Il y a un vrai changement qui est en train d’opérer, un retour aux choses essentielles… Les confinements à répétition y sont pour beaucoup aussi, je pense. On n’a plus envie d’acheter pour acheter, on s’intéresse davantage à l’éthique et aux modes de production durables et respectueux de la planète. C’est davantage médiatisé, on en parle beaucoup, et c’est aussi en train de devenir plus accessible pour le porte-monnaie, ça va de pair. Je pense que tout le monde aujourd’hui fait plus attention, chacun.e à son niveau, qu’il s’agisse de sa consommation en matière de mode, de transport, ou ne serait-ce que pour le tri des déchets… Nous revenons à une consommation plus raisonnée, contraint.e.s et forcé.e.s par les enjeux climatiques.

 

R MAG – Pourquoi as-tu choisi le positionnement unigenre (Aude) et upcyclé (Émilie) ?

A – J’ai toujours eu un style non commun et un parcours ainsi qu’un univers amical très hétéroclites. Je voulais pouvoir avoir mon propre style mais aussi ressembler aux gens qui m’entourent. De grands couturiers ont déjà amené le concept unigenre sans qu’aucune marque milieu/haut de gamme ne le fasse. Je trouve intéressant que les hommes puissent se servir chez les femmes et vice versa, que finalement tout soit portable, peu importe le genre, ou le non-genre, d’autant plus aujourd’hui lorsque nous voyons la nouvelle génération qui assume de plus en plus leurs différences et marginalisation, comme les personnes se considérant non-binaires. Leur donner accès à une garde-robe qui ne leur demanderait pas de se définir selon un genre précis serait un accomplissement pour moi.

E – J’ai toujours été une adepte du Do It Yourself… Au départ, je ne pouvais pas me payer certaines pièces alors je les faisais moi-même. C’est très satisfaisant de faire soi-même. Et je déteste jeter ! Alors je transforme tout ce que je peux transformer. À cela s’ajoute mon combat contre la fast-fashion qui a un impact écologique dramatique. En alliant ma passion et mes convictions j’espère à mon niveau amener une brique à l’édifice du remodelage de la mode.

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Crédit : Aude Barlangua

 

 

 

R MAG – Aimerais-tu aller plus loin dans la démarche ? Si oui, jusqu’où ?

A – Bien sûr !  Plus loin dans mes collections, dans mon choix, dans les tailles (car il ne suffit pas de rajouter 2cm à droite ou à gauche pour se prôner marque grande taille ou encore faire des costumes ou coupes larges pour être non-genré). Je suis une jeune marque qui a besoin de se faire connaître et de grandir pour proposer !  Le temps et le soutien feront que je pourrai suivre mais ce ne sont pas les idées qui manquent.

E – Mon projet est tout jeune, mais bien sûr que je rêve de grandir et de produire en plus grande quantité. Pour l’instant je fais tout toute seule… Avoir ma propre enseigne serait chouette. Ma marque durable fétiche, c’est Les Récupérables (marque française pionnière dans le domaine), ou comment transformer un rideau en une combinaison ultra canon. C’est là toute l’essence de l’upcycling : partir d’un truc improbable, un truc d’apparence bon à jeter et voir le potentiel, pour en faire une pièce dingue, et rester dans des tissus qui ont déjà vécu au lieu d’en fabriquer de nouveaux. Cela permet ainsi d’éviter tous les litres d’eau gâchés qui vont avec.

 

R MAG – La mode a subi des changements radicaux ces dix dernières années, du fait de notre manière de consommer et de créer. D’après toi, comment va-t-elle évoluer dans les années à venir ?

A – De tellement de manières différentes! Par les réseaux sociaux – il faut toujours suivre les nouveautés et adapter son style (personnel) aux tendances (universel); par l’ouverture d’esprit et l’acceptation des différences, qui nous pousseront, nous, créateurs et créatrices, à adapter le processus de création. La mode est en constante évolution. Elle est cyclique mais elle se renouvelle constamment en parallèle avec les changements culturels et sociaux. Je pense donc que nous suivrons cette évolution de la même manière que nos prédécesseur.e.s l’on fait : en adéquation avec l’évolution du monde dans lequel on vit.

E – Je pense qu’on est qu’au début d’une nouvelle ère, la fashion revolution est en marche.

 

R MAG – Une prise de conscience globale se manifeste, mais nous sommes loin de la majorité. Quel serait ton argument face à un.e addict de la fast-fashion genrée pour changer son mode de consommation ?

A – Très bonne question mais la plus compliquée. Tout dépend de son ouverture d’esprit. C’est à nous, créateurs et créatrices, de bousculer les mœurs et de lui proposer des looks pour lui faire changer sa perspective de la mode ou d’une pièce. Pourquoi une pièce serait genrée ou encore pourquoi une pièce vintage serait-elle has-been ? Je pense que c’est l’appui de personnages influents qui pourra faire changer les mœurs, ou le lien direct entre nous et notre client.e ! C’est un travail de tous les jours et de tout le monde. Coco Chanel a fait porter des pantalons aux femmes. C’était une révolution à l’époque. C’était même puni par la loi! Nous le tenons aujourd’hui pour acquis. Je pense que de nombreux tournants, qui seront eux aussi notés dans nos archives et seront finalement tenus pour acquis, comme la mode non-genrée, sont à venir.

E – Je lui dirais que la boulimie ça se soigne 😉

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Crédit : Emilie Collin

 

Voilà comment fonctionne une révolution des habitudes de consommation : les petit.e.s créateurs et créatrices lancent le mouvement. Iels sont d’abord montré.e.s du doigt, trop en marge, trop en avance sur leur temps. Petit à petit, des personnes influentes ou populaires s’y intéressent et le mouvement se retrouve de plus en plus dans les médias. C’est alors que les grandes marques se doivent de proposer une alternative similaire afin de ne pas être la cible de ces mêmes médias.

Certaines marques ont donc déjà pris le pas, comme H&M qui offre une réduction lorsque nous venons avec nos vieux jeans pour qu’ils les recyclent (5).

Cependant, les chiffres de ces géants de la fast-fashion restent pour beaucoup inconnus. Le mieux reste encore de soutenir les petites entreprises transparentes, avec de réelles valeurs, très loin des crocs du capitalisme.

Il est possible que vous ne vous sentiez pas concerné.e.s par l’aspect non-genré, bien qu’il s’agisse d’une avancée non négligeable dans le domaine; mais la démarche écologique nous concerne tous.tes. Cela fait partie des clés que nous avons, à notre échelle, pour ralentir le désastre environnemental : acheter moins et acheter mieux pour espérer voir nos enfants vivre vieux.

 

Sources :

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