Entre les deux confinements de 2020, Marion Duclos, autrice de bande dessinée, est intervenue dans le cadre d’un compagnonnage avec les bibliothèques de Bordeaux pour mettre en bulles les souvenirs de femmes et de jeunes mineur.e.s, parfois isolé.e.s, nouvellement arrivé.e.s en France. De ce temps de rencontre est né un ouvrage, tiré à 130 exemplaires, et une exposition qui en retrace le processus de création. Lors d’une interview, nous avons eu le plaisir de discuter avec elle et de revenir sur son expérience et ces échanges qu’elle avait choisi d’aborder au travers de la thématique : « Et pour la première fois… »
Comment êtes-vous devenue autrice de bande dessinée ?
J’ai toujours un peu gravité autour de l’écriture en bande dessinée, je participais à des ateliers quand j’étais à la fac de sciences où je suivais une formation en environnement. Quand on n’est pas issu d’un milieu artistique, je pense que c’est compliqué de se projeter dans un métier comme la bande dessinée. On se dit que ce n’est pas accessible, et c’est en effet très difficile, mais, j’avais besoin de le faire.
Comment s’est mis en place ce compagnonnage avec les bibliothèques de Bordeaux et la collaboration avec les associations ?
Le compagnonnage m’a été proposé en décembre 2019 et devait aboutir fin 2020. Il y a eu ensuite le confinement et c’était un peu compliqué de réunir du public pour les entretiens. Finalement, on a eu une fenêtre de tir en octobre. Par rapport aux associations et aux accompagnants des publics ayant participé au projet, ce sont les bibliothèques partenaires qui se sont chargées de les contacter. Moi, je ne suis venue que pour un après-midi. C’est vrai qu’il y avait un côté frustrant, car le sujet du compagnonnage était la rencontre et cela ne laissait que très peu de temps. Il aurait peut-être fallu en voir moins mais plusieurs fois pour créer une intimité et aller plus loin dans l’écriture, mais il fallait aussi respecter le processus de ce compagnonnage, un projet territorial sur l’ensemble des bibliothèques de Bordeaux.
Comment se sont déroulés les ateliers ?
Au départ, j’avais dans l’idée de les faire travailler sur une « première fois », je voulais les rencontrer et leur permettre de sortir de la définition « mineurs isolés », « femmes isolées », « immigrés »… Ces gens ont beaucoup de choses riches et touchantes à partager en dehors de ces expériences de migration. J’avais envie, à travers cet exercice, de donner une thématique pour qu’ils me racontent autre chose. Je savais que ce ne serait pas simple de se livrer à une inconnue compte tenu de la rencontre, très courte, et de la barrière de la langue.
Certains ont l’habitude de raconter une histoire, toujours la même, aux services sociaux ou à la police. Ils ont donc une aisance pour raconter ce chemin-là, mais c’est peut-être beaucoup plus compliqué pour eux de parler de sensations. Dans une langue étrangère, on ne dispose pas toujours des mêmes subtilités que dans sa langue maternelle. Beaucoup m’ont donc reparlé de leur parcours de migration, pourquoi ils ont choisi de partir. Parfois, ils m’ont raconté le voyage. Mais d’autres ont réussi à jouer le jeu de la « première fois ».
Quelle a été votre position dans ce projet qui visait à transmettre les souvenirs, les témoignages de ces personnes ?
C’était très difficile à écrire. Je me suis retrouvée avec une succession de témoignages, sans véritable fil, et je voulais absolument éviter de créer un catalogue. La difficulté était de faire le lien entre ces personnes-là et le seul que j’ai trouvé, eh bien… c’était moi et la manière dont ça m’a bousculée, dont ça a pu changer la perception que j’avais de leur situation ou de leur pays d’origine.
Je commençais donc l’atelier en leur lisant un souvenir, une de mes première fois, pour partager quelque chose avec eux : ce souvenir de petite fille occidentale, qui a grandi dans un environnement protégé. Après, ils pouvaient me raconter ce qu’ils voulaient, mais, dans les dessins, c’est cette enfant qui les rencontre, personnage ingénu sans a priori, sans jugement.
À quel point a-t-il été déstabilisant de réaliser ces portraits « masqués », où vous ne dessinez que la moitié du visage ?
C’est vrai que l’expression du visage, c’est tout le visage. Même si c’est un sourire de politesse, et même si les yeux mentent moins que le sourire, le sourire peut montrer une envie d’apaiser ou non le moment. D’un autre côté, je trouvais ça chouette de se concentrer sur les yeux, sur les regards. « Nous étions des yeux qui se parlaient », comme je le dis dans l’ouvrage.
Avez-vous eu des retours de la part de tous les participants ?
Non, on n’a pas pu le faire pour de nombreuses raisons. Déjà, si certains sont suivis, notamment les mineurs, d’autres sont en mouvement. Ils étaient là à un instant T, mais ils étaient difficiles à retrouver par la suite. Pas mal de monde est tout de même revenu, pour le vernissage de l’exposition ou celui du spectacle. Ils étaient plutôt contents dans l’ensemble, parfois, même, émus de ce qui avait été retranscrit. Seule une personne ne s’est pas retrouvée dans le résultat.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans ce projet ?
Il y avait l’affect, quand on ressort de ces rencontres… C’était en octobre, il faisait un temps horrible, et, pour certains, on ne savait pas où ils allaient dormir quand ils sortaient de la bibliothèque. Tu te demandes un peu s’il n’y a quand même pas plus urgent pour eux, ça crée un décalage et tu te questionnes sur le sens, la nécessité de faire ça…
C’était du moins mon ressenti sur le moment. Je me demandais si on n’était pas à côté de la plaque. Avec le recul, mon sentiment est différent. J’ai noté une phrase qui m’a été rapportée : « merci d’avoir raconté notre histoire avec autant de poésie et de dignité ».
Avez-vous d’autres projets prévus ou sur lesquels vous travaillez actuellement ?
Je participe à un projet d’adaptation en bande dessinée du roman de Yasmina Khadra, aux éditions Phileas. Ce roman interroge l’identité des colonisés pendant la guerre d’Algérie, ces personnes qui se retrouvent avec cette double identité franco-algérienne et qui ne savent pas où prendre parti.
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Parallèlement à l’ouvrage et à l’exposition qui tournera prochainement dans les différentes bibliothèques partenaires, le projet a aussi pris la forme d’un spectacle, d’une « lecture dessinée » avec le comédien Sébastien Sampietro. Présenté une première fois lors du festival Chahuts, en juin, il sera joué de nouveau lors de la Quinzaine de l’égalité, de la diversité et de la citoyenneté au mois de novembre.
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