La sorcière est une figure historique ambiguë. Héritière ou création d’une époque ? Longtemps considérée comme une opposition culturelle à la morale dominante, le christianisme en Europe, Pablo Agüero dans son film « Les Sorcières d’Akelarre », sorti en 2021, décide d’en faire un portrait moderne : et si le mythe était le fruit d’un fantasme patriarcal ? On s’intéresse ici à un des mythes relatifs aux sorcières, pilier de cette « culture obscurantiste » : le sabbat. Fascinant et terrifiant, il n’a cessé de faire couler l’encre des plumes et d’exciter les esprits. Sexualisé et fantasmé par une société qui voulait pourtant l’éradiquer, le sabbat devient sujet d’obsession et d’obnubilation des hommes et surtout des hommes religieux. Afin de comprendre la figure de la sorcière à travers les époques et sa réutilisation aujourd’hui, nous nous intéressons, ici, à Circée, considérée comme la première sorcière de tous les temps.
Il était une fois Circé…
Circé vient de l’étymologie grecque ancien Κίρκη qui veut dire « oiseau de proie ou bien faucon ». C’est une puissante magicienne spécialisée dans les métamorphoses et les poisons. Pour les auteurs antiques, elle était une déesse et c’est plus tard que les hommes lui donnèrent une image péjorative associée à la sorcière. Circé est la fille d’Hélios (le Soleil) et de l’Océanide Perséis. Elle est fille du ciel et des mers.
La dangereuse séductrice ou la construction d’un mythe patriarcal.
Circé reste une figure dans laquelle les hommes n’ont pas confiance. Elle a un esprit manipulateur, et maîtrise l’art des sortilèges et des philtres magiques. Ces caractéristiques, dans les mythes de la sorcière plus contemporains, sont encore très présentes. De cette dernière réflexion commence le mythe patriarcal. L’homme doit se défaire des enchantements de la femme, pécheresse qui agirait comme une femme avec peu de vertus et s’unirait à beaucoup d’hommes. Est-ce pour cela que le statut de déesse a pu être retiré sans difficulté à Circé ? Le mythe patriarcal de la sorcière se consolide sous l’Empire romain. Empire basé sur le patriarcat et l’autoritarisme. Selon Ovide, elle se distingue alors par de nombreuses actions malfaisantes comme la transformation de Scylla en monstre marin aveuglée par un sentiment de jalousie et du roi Picus, en pivert. D’après Dion de Pruse, dans son Discours VIII, « Circé n’est autre que le plaisir délétère, corrupteur des sens, qui ramène l’homme à l’état de bête sauvage ». Cependant, il échappera toujours au patriarcat quelque chose de ce féminin. En effet, on peut établir une comparaison complémentaire entre la figure de la sorcière et celle de la sirène. Les premières représentations datent aussi de l’Antiquité. La sirène est à la fois monstre marin coupable de la perte des hommes mais aussi attraction, charme irrésistible que l’on n’explique pas. Les premières représentations de la sirène avant qu’elles ne soient associées à des créatures mi-femmes, mi-poissons, étaient celles de femmes ailées. Ces deux représentations nous renvoient directement à la naissance de Circé, fille du Dieu du soleil sur son char ailé et d’une océanide. Les frontières entre les premières sirènes et la première sorcière restent minces. La figure de la sirène à une situation d’entre deux, deux visages dans deux cultures populaires différentes. Monstre marin ou ailé ? Jeune vierge fascinante à mangeuse d’hommes ? Dans les deux cas, une femme attirante et libre est forcément dangereuse. La sirène à plumes est d’origine gréco-latine tandis que la sirène à écailles est d’origine nordique. Le mythe des sirènes est directement relié à Circé puisque c’est elle, quand Ulysse quitte son île, qui l’avertit sur les étranges pouvoirs des sirènes dans l’extrait du chant XII de l’Odyssée. Le mythe de la sirène n’en reste pas moins une mise en abîme des multiples facettes du monde. Monstre aquatique ou fille du ciel, les sirènes sont le message entre monde terrestre et monde divin. Dans certaines traditions, elles sont également des figures hybrides de l’outre-monde et du monde des vivants puisque leurs chants annoncent des catastrophes funestes. Dans beaucoup de folklore, l’image de cette femme mystique avec d’étranges pouvoirs témoigne donc d’une élévation spirituelle afin de prévenir les hommes, ces pouvoirs mystiques et cette capacité de voyager entre les mondes n’est associé qu’à l’état d’éveil des femmes libres. Dans l’Odyssée, c’est Hermès, messager des dieux, Dieu des voyages, mais aussi homme qui s’allie à Ulysse, qui incarne l’homme héros par excellence afin de défaire Circé. On peut ici voir la peur d’Hermès d’être supplanté par une femme, une déesse qui semble posséder des bien plus grands pouvoirs que les siens. L’eau et l’air sont dans la plupart des cosmogonies des lieux de passage, des couloirs qui unissent divers mondes (déjà dans les traditions sumériennes, bien avant les traditions gréco-latines). La sirène, que l’on peut associer à une déclinaison de la figure de la sorcière ou alors la sorcière comme une déclinaison de la sirène, toutes deux êtres mythiques, associés à des enchanteresses, connaissent des vérités, de l’après-vie, de l’au-delà que les vivants ignorent et dont ils sont à la fois apeurés et fascinés. Et quel est le plus grand secret de La Vie qui a fasciné les humains depuis la nuit des temps sinon La Mort ? Les sirènes et les sorcières sont des figures séduisantes et fascinantes par la détention de ces vérités qui les délivrent des poids humains, les hommes deviennent fous ou « animaux » dans le cas de Circé à la suite de l’écoute de ses secrets.
La réappropriation de la figure de la sorcière comme matrimoine
Simone de Beauvoir dans « Le deuxième sexe I », (Paris : Gallimard, 1949, p. 311) dit la chose suivante à propos de la figure de la femme fatale associée à la sorcière ou la sirène : « La femme qui exerce librement son charme : aventurière, vamp, femme fatale, demeure un type inquiétant. Dans la mauvaise femme des films de Hollywood survit la figure de Circé. Des femmes ont été brûlées comme sorcières simplement parce qu’elles étaient belles. Et dans le prude effarouchement des vertus de province, en face des femmes de mauvaise vie, se perpétue une vieille épouvante ». Dans les mythes antiques, sorcières ou sirènes sont vues sous le prisme de la femme fatale qui associe à leur beauté et à leur liberté, la dangerosité. Circé, au-delà d’une femme recluse dans son palais sur une île, est associée à l’archétype de la femme fatale, telles Judith et Salomé dans la Bible. « Victimes » de ce pouvoir d’attraction, les hommes trouvent la mort ou un destin tragique à cause de leur charme. C’est à cause de ce mythe, que ces « monstres » sont dépeints comme maléfiques, séductrices et dangereuses. Ces représentations permettent de constater que l’image collective des sociétés patriarcales a associé la « beauté » à quelque chose de dangereux, voire de malveillant, doté de forces obscures. Circé, comme première sorcière, et plus généralement la figure de la sorcière, symbolise l’émancipation féminine. En effet, libérée de la patria potestas, elle suit son propre chemin ainsi que ses propres idéologies. Là encore, il y a une dualité de la femme qui échappe aux hommes, puisque ceux-ci, par égo masculin et par vision patriarcale, se plaisent à collectionner les belles femmes. Cependant, il faut qu’elles restent vertueuses, elles seraient sinon associées au mythe de Lilith et non plus à celui d’Ève dans la Bible. Circé, avant les sirènes, est la figure de la première femme fatale. Comme le dit Simone de Beauvoir, cet archétype a traversé les siècles, jusqu’aux actrices d’Hollywood. Le fatum, cette force divine associée à la fatalité des belles femmes, est responsable du destin des hommes contre leur gré. La femme fatale s’oppose directement aux femmes vertueuses et dans le cas de Circé, à Pénélope. Circé et Pénélope sont à la fois rivales et contre image. Monstre et Ange. Mal et Bien. Cette image de femme libre et indépendante est reprise par les mouvements féministes aujourd’hui avec le célèbre slogan “Nous sommes les descendantes de toutes les sorcières que vous n’avez pas pu brûler”. Libre de la domination masculine, libre de la domination patriarcale de la société. Le mythe de la femme fatale est une image de notre société de consommation, avec comme premier produit de consommation : le corps de la femme. Corps sexualisé, fantasmé, torturé, violé. La liberté des femmes continue aujourd’hui de faire peur.
Ainsi, Circé, figure d’enchanteresse, de sorcière et de femme fatale, est une construction purement masculine. Opposée à la vertu, au bien et aux figures pures et angéliques de ce que doit être une femme. Opposition silencieuse de Lilith, plus tard à Ève. Elle représente toute la violence physique, morale, symbolique des hommes sur les femmes. Son mythe a été repris par le patriarcat pour justifier la marginalisation et la punition de femmes trop libres, trop indépendantes et plus savantes que les hommes. Aujourd’hui, la figure de la sorcière est reprise positivement par les mouvements féministes du monde entier afin de clamer l’indépendance, la liberté et de rappeler que la domination des femmes n’est faite que parce que les hommes en ont peur.