Virginie Despentes et Charles Bukowski disent les marges dans leurs écrits. Marges de la société oubliées qui sont le reflet des combats sociaux d’aujourd’hui, pauvreté, inégalité, racisme, alcoolisme, suicide, prostitution. La littérature est ici le miroir de ce que le politique oublie.
La poétesse Yinni, dans son œuvre Aux marges de la beauté, constate que : « (…) Peu importe l’objet considéré, sa marge / Est toujours belle, dans son poème éponyme ». Ces premiers vers résument sa démarche : en effet, en tant que marginale, celle-ci ne cesse de s’étonner des contradictions et des absurdités du monde contemporain. « En marge », du latin margos, désigne, en sociologie, le fait de ne pas s’intégrer à un groupe social et donc de ne pas se soumettre à ses normes (définition Larousse). Les marges, en art, peuvent renvoyer à un espace de papier libre autour d’un dessin ou d’une gravure et qui reste donc toujours à son état brut. Il s’agit du miroir du cœur de la société, le cœur politique, miroir de violences, de folie, l’absurdité humaine. Les marges, encore vierges, permettent de redessiner sans cesse un croquis de l’être humain.
La France, en 2021, c’est un contexte politique tendu, une crise sanitaire, des féminicides, des mouvements féministes de plus en plus prononcés, la loi de sécurité globale, la réforme des retraites, la gauche qui se divise. La France, en 2021, c’est un État qui se durcit et des tropismes révolutionnaires (Tropismes, Nathalie Sarraute) dans l’ombre, à savoir des mouvements imperceptibles qui tendent vers la lumière. Au centre, il y a l’art, l’art et le politique. Aux marges, il y a des poètes aux plumes réactionnaires, des êtres solitaires qui arpentent les frontières de la norme, qui s’écorchent sur les marges et se noient dans le cœur politique. Entre le centre et les marges, il y a des échanges de violences silencieuses, des courants souterrains d’embrasement et de colère.
Les marges sont, en effet, à la fois physiques (une rue, un quartier, une ville) et morales (une violence symbolique, l’oppression, la domination). L’habitus, les topos, la violence symbolique sont la continuité de la violence physique politique. Les féminicides, les viols, les mutilations sont la continuité d’une pensée patriarcale dominante. André Breton, dans Les vases communicantes, fait un état des lieux de ce phénomène : « l’imaginaire est la continuité du réel », on ne sait pas quand l’un commence et l’autre s’achève, les deux existent, car il y a symbiose et si l’un meurt, il emporte l’autre dans sa tombe.
Virginie Despentes est le parfait exemple de ce phénomène : à la fois personne réelle et personnage de fiction, son identité se perd entre sa qualité d’écrivain et son soi quotidien. Despentes, c’est la rage féministe, la rage tout court. Despentes c’est l’ébranlement de notre société, l’écorchement de sa pudeur et la flamme de son sentiment réactionnaire. C’est le visage de la lutte de la condition féminine et de la marginalité. Surnommée « Bulle » dans son jeune âge à cause de son exclusion par les autres élèves, internée à 15 ans durant deux mois en hôpital psychiatrique par ses parents, violée à dix-sept ans lors d’un voyage à Londres, en passant par la prostitution, sa vie sous sa plume est son engament politique. Despentes, par son écriture insolente et crue, conteste l’image que le corps social fait du corps de la femme et conteste d’autre part l’image de ce corps social lui-même, de la justification politique qu’il se donne lui-même. De la même façon que Bukowski, son écriture est thérapeutique pour elle, dans une guérison d’elle-même, un besoin de raconter, mais également dans l’expression de sa colère et des injustices sociales et genrées.
Sa plume crue et réactionnaire qui ébranle les marges et brise le cœur politique, s’appuie sur celle de Bukowski. En effet, durant ses fugues, il était sa principale lecture et une source d’admiration. Charles Bukowski dans ses marges, c’est un enfer de débauche, de biture, de solitude, un enfer dans ses mille vices. Bukowski dans son cœur, c’est la souffrance humaine, le parti pris des choses marginales, contre la dignité surfaite et les conventions sociales. Il se décrit comme un homme ordinaire, dans une mer d’alcool, porté par une bouteille. Il échappe au quotidien du monde par sa poésie et l’alcool qui l’emmènent dans son monde poétique sans désir de reconnaissance ou d’élévation intellectuelle ou sociale particulière. Son écriture reste pour lui thérapeutique dans sa solitude et son alcoolisme, il lutte contre l’aliénation de la société. Il est souvent pris pour fou et un marginal, mais c’est le monde dans lequel nous vivons qui est folie, il y a une véritable aliénation de la société. Sa distance de celle-ci lui permet de mener son combat grâce à son écriture. Sa critique est à la marge d’une société à la dérive et pourtant, il est au cœur du politique.
Le cœur politique est à la fois un symbole et un acteur. Cœur des décisions politiques, institutions, dirigeants, représentants, cœur des idées, des idéologies, des décisions. Les marginaux sont exclus de ce cœur : ils ne peuvent ni prendre de décisions sur leur trajectoire politique, dominée par cet organisme supérieur, ni protester contre ces décisions, trop impuissants et exclus de l’énergie créatrice et intellectuelle. Si nous utilisons comme métaphore la fable « Les Membres et l’estomac » de La Fontaine, l’estomac réduit ici en esclavage les autres organes dans un schéma de société mécanique et non pas organique.
À eux deux, Bukowski et Despentes racontent la rage qui bouillonne dans les marges de notre monde actuel. La force de Virginie Despentes et de Charles Bukowski, par leur écriture crue et sans pudeur, est la dimension affective de leur plume qui dévoile et écorche des questions de l’espace public. En effet, l’approche subjective, notamment par l’autobiographie mêlée à la fiction de leurs œuvres, s’insère dans un diagnostic général d’une société malade, à savoir la nôtre. Qu’il s’agisse des États-Unis pour Bukowski ou de la France pour Despentes, ils traitent en réalité de l’Occident dans toute son ampleur. Ils reconfigurent l’expression du moi, de l’écrivain et de la société civile en refusant les limites stylistiques, mais aussi sociales auxquelles on les force à s’assujettir.
La littérature de Despentes et Bukowski interroge la place de l’écrivain.e. aujourd’hui. L’écrivain.e est un.e général.e, un.e guerrier.ère et un.e soldat.e à la fois. Iel attaque depuis les marges de ses pages, le cœur de la société. Les livres, les écrits permettent de dénoncer ce qu’il n’est pas possible de dire à haute voix. Ce phénomène est observable pour Le Consentement de Vanessa Springora. Elle y dénonce le processus de manipulation psychologique et l’abus sexuel pédophile qu’elle a subi de la part de l’écrivain Gabriel Mazneff dès ses treize ans. Ce livre est, pour elle, une vengeance sur la société : « Depuis tant d’années, mes rêves sont peuplés de meurtres et de vengeance. Jusqu’au jour où la solution se présente enfin, là, sous mes yeux, comme une évidence : prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre », écrit-elle en préambule de ce récit. Ici, l’écrivaine se place dans la voie des luttes et des revendications féministes. Par son histoire personnelle, elle remet en question une société, une époque, et les dérives de celles-ci. Cette histoire fait écho au scandale Polanski, aux aveuglements et aux horreurs que peut permettre la célébrité.
L’écriture thérapeutique peut symboliser le lien entre marge et cœur politique. En effet, aujourd’hui, en plus d’être une guérison personnelle, on pourrait la penser comme une guérison de la société, vieil homme malade. L’art thérapeutique est une médecine qui se répand peu à peu et qui peut soigner les troubles psychologiques, les traumatismes, mais aussi les maux physiques par l’art. Or, la thérapie peut aussi être une thérapie politique. L’art et ici l’écriture permettent de faire le point sur le mal du siècle. L’expression artistique et la créativité peuvent permettre une psychothérapie de l’ensemble de la société et un développement organique de celle-ci.
Dans le cas de Despentes, elle subit la violence de la société patriarcale : le viol. Elle confie, après Baise-moi, Apocalypse Bébé ou encore The King kog theory, que : « Ce viol est fondateur, de ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est à la fois ce qui me défigure et me constitue. » L’écriture thérapeutique, dans le cas de Despentes, sert de pont entre la femme et l’écrivaine. Personnage des plus controversé sur la scène artistique et politique, l’écriture thérapeutique est une déclaration de guerre au patriarcat.
Ce sont dans les marges que se répercutent les violences du cœur social ; dans les marges que sont tuées femme après femme ; dans les marges que des George Floyd sont étouffés par les forces de l’ordre ; dans les marges que les femmes se font violer et, pourtant, c’est dans le cœur politique qu’on récompense des Polanski, des Matzneff, qu’on nomme des Darmanin ministres ou des Trump à la présidence.
Aujourd’hui, l’art est la seule arme que l’État ne contrôle pas : arme de Despentes, arme de Bukowski mais aussi arme de Springora, arme de Yinni, arme de toutes ces voix qui s’élèvent des marges pour prendre parti. Les femmes se sont réapproprié l’art et l’utilisent comme arme politique : Mona Chollet avec son livre Sorcières, Jeanne Goutal avec son livre Être écoféministe, théories et pratiques ou encore Térébenthine de Carol Fives qui parle de l’évincement des femmes de l’Histoire de l’Art. Comme le dit Jeanne Goutal, elles viennent bâtir la « HERstory » contre l’« HIStory ».
Bibliographie :
Bukowski :
- Journal d’un vieux dégueulasse – Charles Bukowski – œuvre principale dans le cadre de l’étude
- Contes de la folie ordinaire – Charles Bukowski
- Le Postier
- Woman
Despentes :
- The King Kong Theory – Despentes – principale dans le cadre de l’étude
- Vernon Subutex 1 – Despentes
- Baise-moi – Despentes
- ou Bye Bye Blondie/Les chiennes savantes/Les Jolies choses/Apocalypse Bébé
Michèle A. Schaal, « Une nécessaire rébellion féministe : de la violence au féminin chez Virginie Despentes », dans Frédérique Chevillot et Colette Trout (dir.), Rebelles et criminelles chez les écrivaines d’expression française, Amsterdam, Rodopi, 2013, p. 276.
Claudia Martinek, « Inventer jusqu’au délire la danse des anges ? La sexualité dans Baise-moi de Virginie Despentes et Femme nue, femme noire de Calixthe Beyala », dans Gill Rye (dir.), A New Generation: Sex, Gender, and Creativity in Contemporary Women’s Writing in French, L’esprit créateur, vol. XLV, nº 1, printemps 2005, p. 49.
Voir également Shirley Ann Jordan, Contemporary French Women’s Writing : Women’s Visions, Women’s Voices, Women’s Lives, Oxford/New York, Peter Lang, 2004 ; et Audrey Lasserre, « Mauvais genre (s) : Une nouvelle tendance littéraire pour une nouvelle génération de romancières (1985-2000) », dans Marie-Odile André et Johan Faerber (dir.), Premiers romans 1945-2003, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2005, pp. 59-70
Voir par exemple Shirley Jordan, « “Dans le mauvais goût pour le mauvais goût”? Pornographie, violence et sexualité féminine dans la fiction de Virginie Despentes », dans Nathalie Morello et Catherine Rodgers (dir.), Nouvelles écrivaines : nouvelles voix?, Amsterdam/New York, Rodopi, 2002, p. 121.
Autres :
- Autofiction. Une aventure de langage, Paris, Seuil, 2008, p. 311, Philippe Gasparini,
- Le Consentement, Vanessa Springora
- Aux marges de la beauté, Yinni
- Les vases communicantes, André breton
- Les Membres et l’estomac, La Fontaine
- Tropismes, Nathalie Sarraute